Carlo Broschi, dit Farinelli (1705 − 1782)

 

 

Cas unique dans l'histoire des castrats, dont la plupart étaient issus de familles pauvres, le jeune Carlo était le fils d'un gentilhomme issu de la noblesse de robe. Salvatore Broschi, son père, était à ce point passionné de musique qu'il décida que ses deux fils en feraient leur profession; l'aîné, Riccardo, comme compositeur, et le cadet, Carlo, comme chanteur. On peut donc penser que c'est lui qui prit la décision de faire subir vers l'âge de neuf ou dix ans à son plus jeune fils la castration qui devait lui permettre de conserver sa voix de soprano, laquelle était déjà exceptionnelle.

Carlo suivit dès lors à Naples une formation dispensée par Nicola Porpora, qui développa chez son élève une prodigieuse voix de soprano. Précoce et virtuose, le jeune artiste débuta à l'âge de quinze ans, en 1720, lors d'une soirée donnée à Naples en l'honneur de l'empereur d'Autriche, au cours de laquelle il interpréta l'un des rôles titres de la cantate de Porpora Angelica e Medoro. Il y obtint le plus vif succès, et y fit la connaissance de Pietro Metastasio, auteur débutant de sept ans son aîné, et qui allait devenir l'un des plus grands librettistes de l'opéra seria ainsi que le poète officiel de la cour de Vienne.

Il se produisit par la suite à Rome, Vienne, en 1724, à Venise, à Naples, à Milan, en 1726, à Rome, à Bologne, où il rivalisa avec le grand castrat Antonio Bernacchi, dont les conseils lui furent très profitables, à une époque où la technique vocale faisait l'objet de secrets jalousement gardés.

L'empereur d'Allemagne Charles VI, lui-même musicien, devait également conseiller le jeune chanteur venu se produire à Vienne, l'encourageant à plus de simplicité [1]. Loin de prendre ombrage des remarques de l'empereur, Farinelli se remit à l'ouvrage et développa dès lors l'expressivité qui devait contribuer à faire de lui un mythe.

Il excellait aussi bien dans le registre léger que dans le registre pathétique, ce qui compensait son jeu de scène peu développé. Son chant eut une influence certaine sur le style des œuvres composées en ce temps-là. À ses qualités artistiques, Farinelli joignait des qualités humaines. Affable et modeste malgré sa renommée et son talent, d'une parfaite éducation, il sut se gagner l'affection du public et la sympathie des grands.

En 1734, Carlo Broschi se rendit à Londres et chanta au théâtre de Lincolns Inn Field, que dirigeait Porpora. Sa vogue était immense, son revenu pendant les trois ans qu'il séjourna en Angleterre dépassait 5000 livres sterling. Ces années, qui marquent le faîte de sa gloire en tant qu'artiste de scène, furent également des années de rivalité acharnée entre les deux troupes d'opéra résidant à Londres, d'une part celle de Haendel, soutenue par le roi George II, et d'autre part celle de Porpora, soutenue par le Prince de Galles et la noblesse.

En 1737, sans doute lassé des incessantes querelles qui opposaient les deux troupes, Farinelli accepta l'invitation que venait de lui faire Élisabeth Farnèse, épouse de Philippe V d'Espagne. Le roi, atteint de neurasthénie et de mélancolie, avait en effet abandonné toute vie publique, se désintéressant des affaires de l'État et menaçant de sombrer dans la folie. La reine Isabelle convia donc Farinelli à se produire devant son mari, dans l'espoir que sa voix prodigieuse parviendrait à le tirer de son apathie. L'épisode est resté célèbre, et a contribué à accroître un peu plus la légende entourant le chanteur. La voix de Farinelli fit un tel effet sur le mélancolique Philippe V, que ce dernier ne voulut plus se séparer du chanteur. Il lui fit promettre de rester à la cour d'Espagne, moyennant un traitement de 2000 ducats, avec pour seule requête de ne plus chanter en public.

Devenu criado familiar des rois d'Espagne, le chanteur vit son importance croître à l'avènement de Ferdinand VI d'Espagne, qui le nomma chevalier de Calatrava, la plus haute dignité, jusque-là réservée aux gentilshommes ayant pu prouver la noblesse et l'ancienneté de leurs familles. Broschi-Farinelli, favori du monarque, exerçait alors sur la cour, et même sur la politique, une grande influence, sans jamais se départir de sa modestie ou abuser de sa position privilégiée. On lui doit les premiers travaux d'assainissement des rives du Tage, et il assura la direction de l'opéra de Madrid, ainsi que des spectacles royaux. Choyé par tous, comblé de cadeaux, flatté par les diplomates adversaires de la France, et par les diplomates français qui auraient souhaité voir l'Espagne signer le Pacte de Famille, il conserva cette haute situation jusqu'à l'avènement de Charles III en 1759.

Il se retira alors à Bologne, ville dont il avait choisi de devenir citoyen, et où il termina son existence dans la somptueuse villa qu'il avait fait construire en vue de sa retraite. Il emmenait avec lui des copies manuscrites des sonates pour le clavecin de Domenico Scarlatti qui restent l'unique source de toute cette œuvre si l'on exclut les 30 essercizi édités à Londres sur l'initiative de Thomas Roseingrave. Malgré les nombreuses visites qu'il y reçut (dont celles de Wolfgang Amadeus Mozart alors adolescent, et de Joseph II d'Autriche), Farinelli souffrit jusqu'à sa mort de solitude et de mélancolie. Il s'éteignit le 16 septembre 1782, quelques mois après son ami Pietro Metastasio, laissant une collection d'art et d'instruments de musique qui fut malheureusement dispersée par ses héritiers. Il reste de lui quelques beaux portraits peints par Amigoni et Giaquinto, des lettres qu'il avait envoyées à ses amis. Mais malgré sa légende, il demeure un personnage relativement mystérieux, dans la mesure où il se confia peu. À ses amis qui le priaient de rédiger ses Mémoires, il avait répondu : « À quoi bon ? Il me suffit qu'on sache que je n'ai porté préjudice à personne. Qu'on y ajoute aussi mon regret de n'avoir pu faire tout le bien que j'aurais souhaité. »