Ludwig van Beethoven (1770 − 1827)

Ludwig van Beethoven naît à Bonn en Rhénanie, le 17 décembre 1770, dans une famille modeste qui perpétue une tradition musicale depuis au moins deux générations. Son grand-père paternel, Ludwig van Beethoven l’ancien (1712-1773), descendait d’une famille flamande roturière originaire de Malines (la particule « van » n’a donc pas de valeur nobiliaire). Homme respecté et bon musicien, il s’était installé à Bonn en 1732 et était devenu maître de chapelle du Prince-Électeur de Cologne, Clément Auguste de Bavière. Son père, Johann van Beethoven (1740-1792), est musicien et ténor à la Cour de l’Électeur. Homme médiocre, brutal et alcoolique notoire, il élève ses enfants dans la plus grande rigueur. Sa mère, Maria-Magdalena van Beethoven, née Keverich (1746-1787), est la fille d’un cuisinier de l’Archevêque-Électeur de Trèves. Dépeinte comme douce mais dépressive, elle est aimée de ses enfants mais effacée. Ludwig est le cadet de sept enfants dont trois seulement atteignent l’âge adulte : lui-même, Kaspar-Karl (1774-1815) et Johann (1776-1848).

Il ne faut pas longtemps à Johann van Beethoven pour détecter le don musical de son fils et réaliser le parti exceptionnel qu’il peut en tirer. Songeant à l’enfant Mozart, exhibé en concert à travers toute l’Europe une quinzaine d’années plus tôt, il entreprend dès 1775 l’éducation musicale de Ludwig et, devant ses exceptionnelles dispositions, tente en 1778 de le présenter au piano à travers la Rhénanie, de Bonn à Cologne. Mais là où Léopold Mozart avait su faire preuve d’une subtile pédagogie auprès de son fils, Johann van Beethoven ne semble capable que d’autoritarisme et de brutalité et cette expérience demeure infructueuse, à l’exception d’une tournée aux Pays-Bas en 1781. Parallèlement à une éducation générale, qu’il doit pour beaucoup à la bienveillance de la famille von Breuning et à son amitié avec le médecin Franz-Gerhard Wegeler auxquels il fut attaché toute sa vie, le jeune Ludwig devient l’élève de Christian Gottlob Neefe (piano, orgue, composition) et compose pour le piano, entre 1782 et 1783, les Neuf Variations sur une marche de Dressler et les trois Sonatines dites « à l’Électeur » qui marquent symboliquement le début de sa production musicale.

Devenu organiste adjoint à la Cour du nouvel Électeur Max-Franz qui devient son protecteur (1784), Beethoven est remarqué par le comte Ferdinand von Waldstein dont le rôle s’avère déterminant pour le jeune musicien. Il emmene Beethoven une première fois à Vienne en avril 1787, séjour au cours duquel aurait eu lieu une rencontre furtive avec Mozart. Mais surtout, en juillet 1792, il présente le jeune Ludwig à Joseph Haydn qui, revenant d’une tournée en Angleterre, s’était arrêté à Bonn. Impressionné par la lecture d’une cantate composée par Beethoven (celle sur la mort de Joseph II ou celle sur l’avènement de Léopold II) et tout en étant lucide sur les carences de son instruction, Haydn l’invite à faire des études suivies à Vienne sous sa direction. Conscient de l’opportunité que représentait, à Vienne, l’enseignement d’un musicien du renom de Haydn, et quasiment privé de ses attaches familiales à Bonn (sa mère était morte de la tuberculose en juillet 1787, et son père, sombrant dans l’alcoolisme, avait été mis à la retraite en 1789 et était incapable d’assurer la subsistance de sa famille), Beethoven accepte. Le 2 novembre 1792 il quitte les rives du Rhin pour ne jamais y revenir, emportant avec lui cette fameuse recommandation de Waldstein :

« Cher Beethoven, vous allez à Vienne pour réaliser un souhait depuis longtemps exprimé : le génie de Mozart est encore en deuil et pleure la mort de son disciple. En l’inépuisable Haydn il trouve un refuge, mais non une occupation ; par lui, il désire encore s’unir à quelqu’un. Par une application incessante, recevez des mains de Haydn l’esprit de Mozart. »

À la fin du XVIIIe siècle, Vienne est la capitale de la musique occidentale et représente la meilleure chance de réussir pour un musicien désireux de faire carrière. Âgé de 22 ans à son arrivée, Beethoven a déjà beaucoup composé, mais pour ainsi dire rien d’important, si loin qu’il était de sa maturité artistique, ce qui le distinguait fondamentalement de Mozart. En effet, bien que Beethoven soit arrivé à Vienne moins d’un an après la disparition de son illustre prédécesseur qu’il adulait, le mythe du « passage du flambeau » ne résiste pas aux faits : c’est comme pianiste virtuose qu’il va forger sa réputation, bien avant de se faire un nom comme compositeur. Quant à l’enseignement de Haydn, si prestigieux qu’il soit, il s’avère décevant à bien des égards. D’un côté, Beethoven se mit rapidement en tête que son maître le jalousait ; de l’autre côté, Haydn ne tarda pas à s’irriter devant l’indiscipline et l’audace musicale de son élève. Malgré l'influence profonde et durable de Haydn sur l’œuvre de Beethoven et une estime réciproque plusieurs fois rappelée par ce dernier, le « père de la symphonie » n’aura jamais avec Beethoven les rapports de profonde amitié qu’il avait eus avec Mozart et qui avaient été à l’origine d’une si féconde émulation.

Haydn, vers 1793 :

« Vous avez beaucoup de talent et vous en acquerrez encore plus, énormément plus. Vous avez une abondance inépuisable d’inspiration, vous aurez des pensées que personne n’a encore eues, vous ne sacrifierez jamais votre pensée à une règle tyrannique, mais vous sacrifierez les règles à vos fantaisies ; car vous me faites l’impression d’un homme qui a plusieurs têtes, plusieurs cœurs, plusieurs âmes. »

Après le nouveau départ de Haydn pour Londres (janvier 1794), Beethoven poursuit des études épisodiques jusqu’au début de 1795 avec divers autres professeurs dont le compositeur Johann Schenk et deux autres témoins de l’époque mozartienne : Johann Georg Albrechtsberger et Antonio Salieri. Son apprentissage terminé, Beethoven se fixe définitivement à Vienne. Ses talents de pianiste le font connaître et apprécier des personnalités mélomanes de l’aristocratie viennoise, dont les noms restent aujourd’hui encore attachés aux dédicaces de plusieurs de ses chefs-d’œuvre : le baron Nikolaus Zmeskall, le prince Carl Lichnowsky, le comte Andrei Razumovsky, le prince Joseph Franz von Lobkowitz, et plus tard l’archiduc Rodolphe d’Autriche, pour ne citer qu’eux. Après avoir publié ses trois premiers Trios pour piano, violon et violoncelle sous le numéro d’opus 1, puis ses premières Sonates pour piano, Beethoven donne son premier concert public le 29 mars 1795 pour la création de son Concerto pour piano no 2 (qui fut en fait composé le premier, à l’époque de Bonn).

1796. Beethoven entreprend une tournée de concerts qui le mène de Vienne à Berlin en passant notamment par Dresde, Leipzig, Nuremberg et Prague. Si le public loue sa virtuosité et son inspiration au piano, sa fougue lui vaut le scepticisme des critiques des plus conservateurs. Un critique musical du Journal patriotique des États impériaux et royaux rapporte ainsi en octobre 1796 : « Il saisit nos oreilles, non pas nos cœurs ; c’est pourquoi il ne sera jamais pour nous un Mozart. ».

La lecture des classiques grecs, de Shakespeare et des chefs de file du courant Sturm und Drang qu’étaient Goethe et Schiller, influence durablement dans le sens de l’idéalisme le tempérament du musicien, acquis par ailleurs aux idéaux démocratiques des Lumières et de la Révolution française qui se répandent alors en Europe : en 1798, Beethoven fréquente assidûment l’ambassade de France à Vienne où il rencontre Bernadotte et le violoniste Rodolphe Kreutzer auquel il dédie, en 1803, la Sonate pour violon no 9 qui porte son nom. Tandis que son activité créatrice s’intensifie (composition des Sonates pour piano no 5 à no 7, des premières Sonates pour violon et piano), le compositeur participe jusqu’aux environs de 1800 à des joutes musicales dont raffole la société viennoise et qui le consacrent plus grand virtuose de Vienne au détriment de pianistes réputés comme Clementi, Cramer, Gelinek, Hummel et Steibelt.

La fin des années 1790 est aussi l’époque des premiers chefs-d’œuvre, qui s’incarnent dans le Concerto pour piano no 1 (1798), les six premiers Quatuors à cordes (1798-1800), le Septuor pour cordes et vents (1799-1800) et dans les deux œuvres qui affirment le plus clairement le caractère naissant du musicien : la Grande Sonate pathétique (1798-1799) et la Première Symphonie (1800). Bien que l’influence des dernières symphonies de Haydn y soit apparente, cette dernière est déjà empreinte du caractère beethovénien (en particulier dans le scherzo du troisième mouvement). Le Premier Concerto et la Première symphonie sont joués avec un grand succès le 2 avril 1800, date de la première académie de Beethoven (concert que le musicien consacre entièrement à ses œuvres). Conforté par les rentes que lui versent ses protecteurs, Beethoven, dont la renommée grandissante commence à dépasser les frontières de l’Autriche, semble à ce moment de sa vie promis à une carrière de compositeur et d’interprète glorieuse et aisée. Czerny déclarera plus tard :

« Son improvisation était on ne peut plus brillante et étonnante ; dans quelque société qu’il se trouvât, il parvenait à produire une telle impression sur chacun de ses auditeurs qu’il arrivait fréquemment que les yeux se mouillaient de larmes, et que plusieurs éclataient en sanglots. Il y avait dans son expression quelque chose de merveilleux, indépendamment de la beauté et de l’originalité de ses idées et de la manière ingénieuse dont il les rendait. »

L’année 1802 marque un premier grand tournant dans la vie du compositeur. Il commence en effet depuis 1796 à prendre conscience d’une surdité qui devait irrémédiablement progresser jusqu’à devenir totale avant 1820. Se contraignant à l’isolement par peur de devoir assumer en public cette terrible vérité, Beethoven gagne dès lors une réputation de misanthrope dont il souffrira en silence jusqu’à la fin de sa vie. Conscient que son infirmité lui interdirait tôt ou tard de se produire comme pianiste et peut-être de composer, il songe un moment au suicide, puis exprime à la fois sa tristesse et sa foi en son art dans une lettre qui nous est restée sous le nom de « Testament de Heiligenstadt », qui ne fut jamais envoyée et retrouvée seulement après sa mort :

Beethoven, le 6 octobre 1802.

« Ô vous, hommes qui pensez que je suis un être haineux, obstiné, misanthrope, ou qui me faites passer pour tel, comme vous êtes injustes ! Vous ignorez la raison secrète de ce qui vous paraît ainsi. […] Songez que depuis six ans je suis frappé d’un mal terrible, que des médecins incompétents ont aggravé. D’année en année, déçu par l’espoir d’une amélioration, […] j’ai dû m’isoler de bonne heure, vivre en solitaire, loin du monde. […] Si jamais vous lisez ceci un jour, alors pensez que vous n’avez pas été justes avec moi, et que le malheureux se console en trouvant quelqu’un qui lui ressemble et qui, malgré tous les obstacles de la Nature, a tout fait cependant pour être admis au rang des artistes et des hommes de valeur. »

Heureusement, sa vitalité créatrice ne s’en ressent pas. Après la composition de la tendre Sonate pour violon no 5 dite Le Printemps (Frühlings, 1800) et de la Sonate pour piano no 14 dite Clair de Lune (1801), c’est dans cette période de crise morale qu’il compose la joyeuse et méconnue Deuxième Symphonie (1801-1802) et le plus sombre Concerto pour piano no 3 (1800-1802) où s’annonce nettement, dans la tonalité d’ut mineur, la personnalité caractéristique du compositeur. Ces deux œuvres sont accueillies très favorablement le 5 avril 1803, mais pour Beethoven une page se tourne. Dès lors sa carrière s’infléchit. Privé de la possibilité d’exprimer tout son talent et de gagner sa vie en tant qu’interprète, il va se consacrer à la composition avec une force de caractère que rien n’avait laissé prévoir. Au sortir de la crise de 1802 s’annonce l’héroïsme triomphant de la Troisième Symphonie.

Beethoven en 1802 :

« Je suis peu satisfait de mes travaux jusqu’à présent. À dater d’aujourd’hui, je veux ouvrir un nouveau chemin. »

La Troisième Symphonie « Héroïque », marque une étape capitale dans l’œuvre de Beethoven, non seulement en raison de sa puissance expressive et de sa longueur jusqu’ici inusitée, mais aussi car elle inaugure une série d’œuvres brillantes, remarquables dans leur durée et dans leur énergie, caractéristiques du style de la période médiane de Beethoven dit « style héroïque ». Le compositeur entend initialement dédier cette symphonie au général Napoléon Bonaparte en qui il voit le sauveur de la Révolution française. Mais apprenant la proclamation de l’Empire français (mai 1804), il entre en fureur et rature férocement la dédicace. Pour finir, le chef-d’œuvre reçoit le titre de « Grande symphonie Héroïque pour célébrer le souvenir d’un grand homme ». La genèse de la symphonie s’étend de 1802 à 1804 et la création publique, le 7 avril 1805, déchaîne les passions, tous ou presque la jugeant beaucoup trop longue. Beethoven ne s’en soucie guère, déclarant qu’on trouverait cette symphonie très courte quand il en aurait composé une de plus d’une heure, considérant - jusqu’à la composition de la Neuvième - l’Eroica comme la meilleure de ses symphonies.

Dans l’écriture pianistique aussi, le style évolue : c'est en 1804 la Sonate pour piano no 21 dédiée au comte Waldstein dont elle porte le nom, qui frappe ses exécutants par sa grande virtuosité et par les capacités qu’elle exige de la part de l’instrument. D’un moule similaire nait la sombre et grandiose Sonate pour piano no 23 dite Appassionata (1805), qui suit de peu le Triple Concerto pour piano, violon, violoncelle et orchestre (1804). En juillet 1805, le compositeur fait la rencontre du compositeur Luigi Cherubini pour qui il ne cache pas son admiration.

À trente-cinq ans, Beethoven s’attaque au genre dans lequel Mozart s’était le plus illustré : l’opéra. Il s’était enthousiasmé en 1801 pour le livret Léonore ou l’Amour conjugal de Jean-Nicolas Bouilly, et l’opéra Fidelio, qui porte primitivement le titre-nom de son héroïne Léonore, est ébauché dès 1803. Mais l’œuvre donne à son auteur des difficultés imprévues. Mal accueilli au départ (trois représentations seulement en 1805), Beethoven s’estimant victime d’une cabale, Fidelio ne connaît pas moins de trois versions remaniées (1805, 1806 et 1814) et il faut attendre la dernière pour qu’enfin l’opéra reçoive un accueil à sa mesure. Bien qu'il ait composé une pièce majeure du répertoire lyrique, cette expérience provoque l'amertume du compositeur et il ne devait jamais se remettre à ce genre, même s’il étudia plusieurs autres projets dont un Macbeth inspiré de l’œuvre de Shakespeare et surtout un Faust d’après Goethe, à la fin de sa vie.

Après 1805, malgré l’échec retentissant de Fidelio, la situation de Beethoven est redevenue favorable. En pleine possession de sa vitalité créatrice, il semble s’accommoder de son audition défaillante et retrouver, pour un temps au moins, une vie sociale satisfaisante. Si l’échec d’une relation intime avec Joséphine von Brunsvik est une nouvelle désillusion sentimentale pour le musicien, les années 1806 à 1808 sont les plus fertiles de sa vie créatrice : la seule année 1806 voit la composition du Concerto pour piano no 4, des trois Quatuors à cordes no 7, no 8 et no 9 dédiés au comte Razumovsky, de la Quatrième Symphonie et du Concerto pour violon. À l’automne de cette année Beethoven accompagne son mécène le prince Carl Lichnowsky dans son château de Silésie et fait à l’occasion de ce séjour la plus éclatante démonstration de sa volonté d’indépendance. Lichnowsky ayant menacé de mettre Beethoven aux arrêts s’il s’obstinait à refuser de jouer du piano pour des officiers français stationnés dans son château (la Silésie était occupée par l’armée napoléonienne depuis Austerlitz), le compositeur quitte son hôte après une violente querelle et lui envoye un billet qui se passe de tout commentaire (octobre 1806) :

« Prince, ce que vous êtes, vous l’êtes par le hasard de la naissance. Ce que je suis, je le suis par moi. Des princes, il y en a et il y en aura encore des milliers. Il n’y a qu’un Beethoven. »

S’il se met en difficulté en perdant la rente de son principal mécène, Beethoven est parvenu à s’affirmer comme artiste indépendant et à s’affranchir symboliquement du mécénat aristocratique. Désormais le style héroïque peut atteindre son paroxysme. Donnant suite à son souhait de « saisir le destin à la gorge », exprimé à Wegeler en novembre 1801, Beethoven met en chantier la Cinquième Symphonie. À travers son célèbre motif rythmique de quatre notes exposé dès la première mesure et qui irradie toute l’œuvre, le musicien entend exprimer la lutte de l’homme avec son destin, et son triomphe final. L’ouverture Coriolan, avec laquelle elle partage la tonalité d’ut mineur, date de cette même époque. Composée en même temps que la Cinquième, la Symphonie pastorale paraît d’autant plus contrastée. Décrite par Michel Lecompte comme « la plus sereine, la plus détendue, la plus mélodique des neuf symphonies » en même temps que la plus atypiqu], elle est l’hommage à la nature d’un compositeur profondément amoureux de la campagne, dans laquelle il trouve depuis toujours le calme et la sérénité propices à son inspiration. Véritablement annonciatrice du romantisme en musique, la Pastorale porte en sous-titre cette phrase de Beethoven : « Expression du sentiment plutôt que peinture » et chacun de ses mouvements porte une indication descriptive : la symphonie à programme était née.

Le concert donné par Beethoven le 22 décembre 1808 est sans doute une des plus grandes « académies » de l’histoire (avec celle du 7 mai 1824, voir plus bas). Y sont joués en première audition la Cinquième Symphonie, la Symphonie pastorale, le Concerto pour piano no 4, la Fantaisie chorale pour piano et orchestre et deux hymnes de la Messe en ut majeur composée pour le prince Esterházy en 1807. Après la mort de Haydn en mai 1809, bien qu’il lui restât des adversaires déterminés, il ne se trouve plus guère de monde pour contester la place de Beethoven dans le panthéon des musiciens.

1808. Beethoven reçoit de Jérôme Bonaparte, placé par son frère sur le trône de Westphalie, la proposition du poste de maître de chapelle à sa Cour de Kassel. Il semble que le compositeur ait pendant un moment songé à accepter ce poste prestigieux qui, s’il remettait en cause son indépendance si chèrement défendue, lui eût assuré une situation sociale confortable. C’est alors qu’un sursaut patriotique s’empare de l’aristocratie viennoise (1809). Refusant de laisser partir leur musicien national, l’archiduc Rodolphe, le prince Kinsky et le prince Lobkowitz s’allient pour assurer à Beethoven, s’il reste à Vienne, une rente viagère de 4 000 florins annuels, somme considérable pour l’époque. Beethoven accepte, voyant son espoir d’être définitivement à l’abri du besoin aboutir, mais la reprise de la guerre entre la France et l’Autriche au printemps 1809 remet tout en cause. La famille impériale est contrainte de quitter Vienne occupée, la grave crise économique qui s’empare de l’Autriche après Wagram et le traité de Schönbrunn imposé par Napoléon ruine l’aristocratie et rend caduc le contrat passé par Beethoven. Jusqu’à sa mort la conjoncture lui restera défavorable de ce point de vue et il devra vivre ses dernières années dans une situation proche de la misère.

Néanmoins le catalogue continue de s’enrichir : les années 1809 et 1810 voient la composition du Concerto pour piano no 5, œuvre virtuose que crée Karl Czerny, de la musique de scène pour la pièce Egmont de Goethe et du Quatuor à cordes no 10 dit « Les Harpes ». C’est pour le départ imposé de son élève et ami l’archiduc Rodolphe, plus jeune fils de la famille impériale, que Beethoven compose la Sonate « Les Adieux ». Les années 1811 et 1812 voient le compositeur atteindre sans doute l’apogée de sa vie créatrice. Le Trio à l’Archiduc et la Septième Symphonie sont le point d’orgue de la période héroïque.

Sur le plan personnel, Beethoven est profondément affecté en 1810 par l’échec d’un projet de mariage avec Thérèse Malfatti, dédicataire de la célèbre Lettre à Élise. La vie sentimentale de Beethoven a suscité d’abondants commentaires de la part de ses biographes. Le compositeur s’éprit à de nombreuses reprises de jolies femmes, le plus souvent mariées, mais jamais ne connut ce bonheur conjugal qu’il appelait de ses vœux et dont il faisait l’apologie dans Fidelio. Ses amitiés amoureuses avec Giulietta Giucciardi (inspiratrice de la Sonate « Clair de lune »), Thérèse von Brunsvik (dédicataire de la Sonate pour piano no 24), Maria von Erdödy (qui reçut les deux Sonates pour violoncelle opus 102) ou encore Amalie Sebald restèrent d’éphémères expériences. Outre l’échec de ce projet de mariage, l’autre événement majeur de la vie amoureuse du musicien fut la rédaction, en 1812, de la bouleversante Lettre à l'immortelle Bien-aimée dont la dédicataire reste inconnue, même si les noms de Joséphine von Brunsvik et surtout d’Antonia Brentano sont ceux qui ressortent le plus nettement de l’étude des époux Massin et de Maynard Solomon.

Le mois de juillet 1812, abondamment commenté par les biographes du musicien, marque un nouveau tournant dans la vie de Beethoven. Séjournant en cure thermale dans la région de Teplitz et de Karlsbad, il rédige l’énigmatique Lettre à l'immortelle Bien-aimée et fait la rencontre infructueuse de Goethe par l’entremise de Bettina Brentano. Pour des raisons qui demeurent mal précisées, c'est aussi le début d’une longue période de stérilité dans la vie créatrice du musicien. On sait que les années qui suivirent 1812 coïncidèrent avec plusieurs événements dramatiques dans la vie de Beethoven, événements qu’il dut surmonter seul, tous ses amis ou presque ayant quitté Vienne pendant la guerre de 1809, mais rien n’explique entièrement cette rupture après dix années d’une telle fécondité.

Malgré l’accueil très favorable réservé par le public à la Septième symphonie et à la Victoire de Wellington (décembre 1813), malgré la reprise enfin triomphale de Fidelio dans sa version définitive (mai 1814), Beethoven perd peu à peu les faveurs de Vienne toujours nostalgique de Mozart et acquise à la musique plus légère de Rossini. Le tapage fait autour du Congrès de Vienne, où Beethoven est encensé comme musicien national, ne masque pas longtemps la condescendance grandissante des Viennois à son égard. En outre, le durcissement du régime imposé par Metternich le place dans une situation délicate, la police viennoise étant depuis longtemps au fait des convictions démocratiques et révolutionnaires dont le compositeur se cache de moins en moins. Sur le plan personnel, l’événement majeur vient du décès de son frère Kaspar-Karl en 1815. Beethoven qui lui avait promis de diriger l’éducation de son fils Karl doit faire face à une interminable série de procès contre sa belle-sœur pour en obtenir la tutelle exclusive, finalement gagnée en 1820. Malgré toute la bonne volonté et l’attachement du compositeur, ce neveu allait devenir pour lui, et jusqu’à la veille de sa mort, une source inépuisable de tourment. De ces années sombres, où sa surdité devient totale, seuls émergent quelques rares chefs-d’œuvre : les Sonates pour violoncelle no 4 et 5 dédiées à sa confidente Maria von Erdödy (1815), la Sonate pour piano no 28 (1816) et le cycle de lieder À la Bien-aimée lointaine (An die ferne Geliebte, 1815-1816), sur des poèmes d’Alois Jeitteles.

Tandis que sa situation matérielle devient de plus en plus préoccupante, Beethoven tombe gravement malade entre 1816 et 1817 et semble une nouvelle fois proche du suicide. Pourtant, sa force morale et sa volonté reprennent encore une fois leurs droits. Tourné vers l’introspection et la spiritualité, pressentant l’importance de ce qu’il lui reste à écrire pour « les temps à venir », il trouve la force de surmonter ces épreuves pour entamer une dernière période créatrice qui lui apportera probablement ses plus grandes révélations. Neuf ans avant la création de la Neuvième Symphonie, Beethoven résume en une phrase ce qui allait devenir à bien des égards l’œuvre de toute sa vie (1815) :

« Nous, êtres limités à l’esprit infini, sommes uniquement nés pour la joie et pour la souffrance. Et on pourrait presque dire que les plus éminents s'emparent de la joie par la souffrance (Durch Leiden, Freude). »

Les forces de Beethoven reviennent à la fin de 1817, époque à laquelle il ébauche une nouvelle sonate qu’il destine au piano-forte le plus récent (Hammerklavier en allemand), et qu’il envisage comme la plus vaste de toutes celles qu’il a composées jusque là. Exploitant jusqu’aux limites des possibilités de l’instrument, durant près de cinquante minutes, la Grande Sonate pour Hammerklavier opus 106 laisse indifférents les contemporains de Beethoven qui la jugent injouable et estiment que, désormais, la surdité du musicien lui rend impossible l’appréciation correcte des possibilités sonores. À l’exception de la Neuvième Symphonie, il en est de même pour l’ensemble des dernières œuvres du maître, dont lui-même a conscience qu’elles sont très en avance sur leur temps. Se souciant peu des doléances des interprètes, il déclare à son éditeur en 1819 : « Voilà une sonate qui donnera de la besogne aux pianistes, quand on la jouera dans cinquante ans ». À partir de cette époque, enfermé dans sa surdité, il doit se résoudre à communiquer avec son entourage par l’intermédiaire de cahiers de conversation qui, si une grande partie en a été détruite ou perdue, constituent aujourd’hui un témoignage irremplaçable sur cette dernière période.

Beethoven a toujours été croyant, sans être un pratiquant assidu, mais sa ferveur chrétienne s’accroit notablement au sortir de ces années difficiles, ainsi qu’en témoignent les nombreuses citations de caractère religieux qu’il recopie dans ses cahiers à partir de 1817, même si les liens qu'il auraient entretenus avec la franc-maçonnerie lui auraient valu l’excommunication.

Au printemps de 1818 lui vient l’idée d’une grande œuvre religieuse qu’il envisage d’abord comme une messe d’intronisation pour l’archiduc Rodolphe, qui doit être élevé au rang d’archevêque d’Olmütz quelques mois plus tard. Mais la colossale Missa Solemnis en ré majeur réclame au musicien quatre années de travail opiniâtre (1818-1822) et la messe n'est remise à son dédicataire qu’en 1823. Beethoven étudie longuement les messes de Bach et Le Messie de Haendel durant la composition de la Missa Solemnis qu’il déclarera à plusieurs reprises être « sa meilleure œuvre, son plus grand ouvrage ». Parallèlement à ce travail sont composées les trois dernières Sonates pour piano (no 30, no 31 et no 32) dont la dernière, l’opus 111, s’achève sur une arietta à variations d’une haute spiritualité qui aurait pu être sa dernière page pour piano. Mais il lui reste à composer un ultime chef-d’œuvre pianistique : l’éditeur Anton Diabelli invite en 1822 l’ensemble des compositeurs de son temps à écrire une variation sur une valse très simple de sa composition. Après s’être d’abord moqué de cette valse, Beethoven dépasse le but proposé et en tire un recueil de 33 Variations que Diabelli lui-même estime comparable aux célèbres Variations Goldberg de Bach, composées quatre-vingts ans plus tôt.

La composition de la Neuvième Symphonie débute au lendemain de l’achèvement de la Missa Solemnis, mais cette œuvre a une genèse extrêmement complexe dont la compréhension nécessite de remonter à la jeunesse de Beethoven, qui dès avant son départ de Bonn envisageait de mettre en musique l'Ode à la joie de Schiller. À travers son inoubliable finale où sont introduits des chœurs, innovation dans l’écriture symphonique, la Neuvième symphonie apparait, dans la lignée de la Cinquième, comme une évocation musicale du triomphe de la joie et de la fraternité sur le désespoir, et prend la dimension d’un message humaniste et universel. La symphonie est créée devant un public enthousiaste le 7 mai 1824, Beethoven renouant un temps avec le succès. C’est en Prusse et en Angleterre, où la renommée du musicien est depuis longtemps à la mesure de son génie, que la symphonie connait le succès le plus fulgurant. Plusieurs fois invité à Londres comme l’avait été Joseph Haydn, Beethoven a été tenté vers la fin de sa vie de voyager en Angleterre, pays qu’il admire pour sa vie culturelle et pour sa démocratie et qu’il oppose systématiquement à la frivolité de la vie viennoise[37], mais ce projet ne se réalisera pas et Beethoven ne connaitra jamais le pays de son idole Haendel, dont l’influence est particulièrement sensible dans la période tardive de Beethoven, qui compose dans son style, entre 1822 et 1823, l’ouverture La Consécration de la maison.

Les cinq derniers Quatuors à cordes (no 12, no 13, no 14, no 15, no 16) mettent le point final à la production musicale de Beethoven. Par leur caractère visionnaire, renouant avec des formes anciennes (utilisation du mode lydien dans le Quatuor no 15), ils marquent l’aboutissement des recherches de Beethoven dans la musique de chambre. Les grands mouvements lents à teneur dramatique (Cavatine du Quatuor no 13, Chant d’action de grâce sacrée d’un convalescent à la Divinité du Quatuor no 15) annoncent le romantisme tout proche. À ces cinq quatuors, composés dans la période 1824-1826, il faut encore ajouter la Grande Fugue en si bémol majeur, opus 133, qui est au départ le mouvement conclusif du Quatuor no 13 mais que Beethoven séparera à la demande de son éditeur. À la fin de l’été 1826, alors qu’il achève son Quatuor no 16, Beethoven projette encore de nombreuses œuvres : une Dixième Symphonie, dont quelques esquisses nous sont parvenues ; une ouverture sur le nom de Bach ; un Faust inspiré de la pièce de Goethe ; un oratorio sur le thème de Saül et David, un autre sur le thème des Éléments ; un Requiem. Mais le 30 juillet 1826, son neveu Karl fait une tentative de suicide. L’affaire fait scandale, et Beethoven bouleversé part se reposer chez son frère Johann à Gneixendorf dans la région de Krems-sur-le-Danube, en compagnie de son neveu convalescent. C’est là qu’il écrit sa dernière œuvre, un allegro pour remplacer la Grande Fugue comme finale du Quatuor no 13.

De retour à Vienne en décembre 1826, Beethoven contracte une double pneumonie dont il ne peut se relever : les quatre derniers mois de sa vie sont marqués par des douleurs permanentes et une terrible détérioration physique.

La cause directe de la mort du musicien, selon les observations de son dernier médecin (le docteur Wawruch) semble être une décompensation de cirrhose hépatique. Mais l’explication la plus récente, appuyée sur des analyses de ses cheveux et de fragments osseux, est qu’il aurait souffert toute la fin de sa vie (indépendamment de sa surdité, le compositeur se plaignait régulièrement de douleurs abdominales et de troubles de la vision) d’un saturnisme chronique combiné avec une déficience génétique l'empêchant d'éliminer le plomb absorbé par son organisme. Jusqu’à la fin le compositeur reste entouré de ses proches amis, notamment Karl Holz, Anton Schindler et Stephan von Breuning. Quelques semaines avant sa mort, il aurait reçu la visite de Franz Schubert, qu’il ne connaissait pas et qu’il regrette d’avoir découvert si tardivement. C’est à son ami le compositeur Ignaz Moscheles, promoteur de sa musique à Londres, qu’il envoie sa dernière lettre dans laquelle il promet encore aux Anglais de leur composer une nouvelle symphonie pour les remercier de leur soutien. Mais le 26 mars 1827, Ludwig van Beethoven meurt à l’âge de cinquante-six ans. Alors que Vienne ne se souciait plus guère de son sort depuis des mois, ses funérailles, le 29 mars 1827, réunissent un cortège impressionnant de plusieurs milliers d’anonymes. Beethoven repose au cimetière de Vienne.

Schubert en 1827 :

« Il sait tout, mais nous ne pouvons pas tout comprendre encore, et il coulera beaucoup d’eau dans le Danube avant que tout ce que cet homme a créé soit généralement compris. »