Jacques-Henri
Bernardin de Saint-Pierre (1737 – 1814)

Montrant dès l’enfance un esprit à la fois rêveur et
aventureux, goûtant les charmes de la nature, désireux de l’inconnu, Bernardin
de Saint-Pierre avait un caractère inquiet, irritable, facilement rebuté par les
difficultés et les devoirs. Après avoir appris chez un curé, à Caen, les
éléments des langues anciennes, il lut avidement Robinson Crusoé, et
demanda à voyager sur la mer. Un de ses oncles, capitaine de navire, qui allait
à la Martinique, le prit à son bord ; les fatigues de la navigation et le
service des manœuvres auquel on l’astreignit firent bientôt tomber ses
illusions. Ramené au Havre et dégoûté de la vie maritime, il fut mis au collège
chez les Jésuites de Caen. Il s’y exalta à la pensée d’aller au loin convertir
les peuples barbares ; son père calma cet enthousiasme en le renvoyant faire sa
philosophie au collège de Rouen. Il entra ensuite à l’École des ponts et
chaussées, d’où il passa dans le corps de jeunes ingénieurs que le ministre de
la guerre avait établi à Versailles. Envoyé en cette qualité à l’armée qui était
à Düsseldorf, sa susceptibilité et son insubordination le firent destituer. Il
retourna au Havre, où son père s’était remarié. Ne pouvant s’accorder avec sa
belle-mère, il vint à Paris en 1760, presque sans ressources. L’année suivante
il demanda à être envoyé comme ingénieur à l’île de Malte, que menaçaient les
Turcs et l’obtint, mais, la guerre n’ayant pas lieu, il rentra à Paris avec
l’intention d’enseigner les mathématiques.
Ne trouvant pas d’élèves, et pour échapper à la misère, il proposa au ministre
de la marine, d’aller lever le plan des côtes d’Angleterre, proposition qui
resta sans réponse. Il résolut alors de tenter la fortune à l’étranger et, ayant
emprunté quelque argent, il partit pour la Hollande, et de là se rendit à
Saint-Pétersbourg, plein d’espoir dans la bienveillance connue de l’impératrice
Catherine pour les Français. Pourvu d’une sous-lieutenance dans le corps du
génie, il ne parvint pas à faire agréer au gouvernement le projet d’une
Compagnie pour la découverte d’un passage aux Indes par la Russie. Passé en
Pologne pour soutenir la cause de Radziwill contre Poniatowski, il rencontra à
Varsovie la belle princesse Marie Miesnik, et conçut pour elle une passion dont
les « fureurs » le firent congédier au bout de quelques mois. Parti pour Dresde
avec l’intention de se mettre au service de la Saxe il se rendit, à la suite de
l’aventure galante la plus romanesque qui se puisse concevoir, à Berlin, où il
ne put se fixer, et rentra en France en novembre 1766.
Sans ressources, chargé de dettes, solliciteur partout éconduit, Bernardin est
alors sur le point d’échanger sa vie aventureuse contre celle d’écrivain. Il se
retire à Ville-d'Avray, y loue une chambre chez le curé, met en ordre ses
observations et ses souvenirs de voyage et rédige des Mémoires sur la
Hollande, la Russie, la Pologne, la Saxe, la Prusse. Il tourne son esprit
systématique vers des spéculations hasardeuses. « J’ai recueilli, écrit-il, sur
le mouvement de la terre des observations, et j’en ai formé un système si hardi,
si neuf et si spécieux, que je n’ose le communiquer à personne… Je m’accroche à
tout, et laisse flotter ça et là des fils, comme l’araignée, jusqu’à ce que je
puisse ourdir ma toile. » Ces projets littéraires encore retardés, il sollicita
et obtint un brevet de capitaine-ingénieur pour l’Île de France et partit en
1768. Il y resta trois ans. Revenu à Paris en juin 1771, il se mit à fréquenter
la Société des gens de lettres. D’Alembert le présenta dans le salon de Julie de
Lespinasse mais il y réussit mal et se trouva en général déplacé dans le monde
des encyclopédistes. Il se lia, grâce à d’intimes analogies, plus étroitement
avec Jean-Jacques Rousseau avec lequel il allait se promener à la campagne où
ils s’entretenaient longuement ensemble sur la nature et l’âme humaine.
Bernardin cherchait à adoucir la noire mélancolie du philosophe et en était
atteint lui-même. Dans le préambule de l’Arcadie, il se peint cherchant
la solitude : « À la vue de quelque promeneur dans mon voisinage, je me sentais
tout agité, je m’éloignais… En vain j’appelais la raison à mon secours, ma
raison ne pouvait rien contre un mal qui lui volait ses propres forces. »
Cependant il avait publié en 1773 son Voyage à l’Île de France, à l’Île
Bourbon, au cap de Bonne-Espérance, par un officier du roi (Amsterdam et
Paris, 1773, 2 vol. in-8°), récit sous forme de lettres à un ami où
transparaissent déjà les principales lignes de son talent, et il préparait la
publication de ses Études de la nature. Il
passa tout l’hiver de 1783 à 1784 à recopier cet ouvrage, à y ajouter, à y
retrancher. « L’ours, disait-il, ne lèche pas son petit avec plus de soin. Je
crains, à la fin, d’enlever le museau au mien à force de le lécher ; je n’y veux
plus toucher davantage. » Après la publication des Études (3 vol.,
1784), l’auteur, inconnu, rebuté et indigent la veille, passa en quelques jours
à l’état de grand homme et de favori de l’opinion. Tout ce qui sortait de sa
plume était assuré du succès ; des pages comme celles de Paul et Virginie
(1787), qui ne rencontre pas, à ses débuts, l’accueil espéré et que, sans
l’intervention du peintre Vernet, il aurait certainement détruit.
En 1792, à l’âge de cinquante-cinq ans, il épousa Félicité Didot, qui n’en avait
que vingt-deux. La même année, il fut nommé intendant du Jardin des Plantes de
Paris en remplacement de Buffon, place qui fut supprimée en 1793. Appelé, vers
la fin de 1794, à professer la morale à l’École normale de l’an III instituée
par la Convention, il ne parut que deux ou trois fois dans sa chaire et, malgré
les applaudissements, reconnut qu’il n’avait pas le talent de la parole. En
1795, il fut nommé membre de l’Institut de France, dans la classe de langue et
de littérature, où il eut souvent des discussions vives et pleines d’aigreur
avec ceux de ses collègues qu’il appelait les athées, Naigeon, Volney, Morellet,
Cabanis. Il soutint, à partir de 1797, le culte révolutionnaire de la
théophilanthropie visant à renforcer la République en remplaçant le catholicisme
par une autre religion. Lauréat de l’Académie de Besançon, il fut élu de
l’Académie française en 1803.
Ayant perdu sa première femme, il épousa, en 1800, Désirée de Pelleport, jeune
et jolie personne qui calma ses dernières années avant sa mort dans sa campagne
d’Éragny, sur les bords de l’Oise. De son premier mariage, il eut deux enfants :
Paul, mort jeune, et Virginie, mariée au général de Gazan. Sa seconde femme se
remaria à Aimé Martin.
On a remarqué chez Bernardin de Saint-Pierre une différence profonde entre
l’écrivain et l’homme ; celui-ci irascible, morose et tracassier ; celui-là si
doux, si calme, si tendre. De la jeunesse à la fin de sa vie, l’écrivain rêva
une sorte de république idéale, dont tous les habitants seraient unis par une
mutuelle bienveillance alors que les moindres froissements de la vie irritaient
la nerveuse susceptibilité de l’homme. Nul être n’était moins propre à réaliser
le monde d’ordre et d’harmonie, cette espèce d’Éden ou d’âge d’or, que
l’écrivain s’obstinait à imposer à la nature. À la fin et en désespoir de cause,
Bernardin renonça à la poursuite de ses projets lointains et, au lieu de vouloir
exécuter les choses, il s’avisa de les décrire. « L’utopiste à bout de voie, dit
Sainte-Beuve, saisit la plume et devint un peintre. Ces harmonies qu’il ne
pouvait réaliser sur la terre, dans l’ordre politique et civil, il les demanda à
l’étude de la nature, et il raconta avec consolation et délices ce qu’il en
entrevoyait : « Toutes mes idées ne sont que des ombres de la nature,
recueillies par une autre ombre. Mais à ces ombres son pinceau mêlait la suavité
et la lumière ; c’est assez pour sa gloire. »
Dans l’Arcadie (Angers, 1781, in-18), sorte de poème en prose, Bernardin
décrit la république idéale qu’il rêvait. Dans les Études de la nature
(Paris, 1784, 3 vol. in-12), il avait, suivant ses propres paroles, d’abord eu
l’idée d’écrire une histoire générale de la nature mais, renonçant à un plan
trop vaste, il s’était borné à en rassembler quelques portions. Dans la première
partie dirigée contre les athées, dont il fait des partisans du désordre et du
hasard, il leur oppose l’ordre et l’harmonie de la nature, où il trouve
d’admirables thèmes pour son talent. Vers la dixième étude, il commence plus
directement l’exposition de ses vues et des harmonies telles qu’il les conçoit :
le jeu des contrastes, des consonances et des reflets en toutes choses. La
dernière partie de l’ouvrage est surtout relative à la société, à ses maux et
aux remèdes qu’on y peut apporter. Le mérite et l’originalité de l’auteur est
d’y substituer, d’un bout à l’autre, le sentiment, l’éloquence, le charme des
tableaux à la science.
Le talent de peintre de la nature de Bernardin est le plus apparent dans son
Paul et Virginie (Paris, 1787, in-12). Chef-d’œuvre de Bernardin, « dont on
aurait peine à trouver le pendant dans une autre littérature», présente, sur
fond d’un paysage neuf et grand, deux gracieuses créations de figures
adolescentes, et peint la passion humaine dans toute sa fleur et dans toute sa
flamme. « Presque tout, en a dit Sainte-Beuve, est parfait, simple, décent et
touchant, modéré et enchanteur. Les images se fondent dans le récit et en
couronnent discrètement chaque portion, sans se dresser avec effort et sans
vouloir se faire admirer... Ce qui distingue à jamais cette pastorale gracieuse,
c’est qu’elle est vraie, d’une réalité humaine et sensible. Aux grâces et aux
jeux de l’enfance ne succède point une adolescence idéale et fabuleuse. Nous
sommes dans la passion, et ce charmant petit livre que Fontanes mettait un peu
trop banalement entre Télémaque et la Mort d’Abel, je le classerai, moi,
entre Daphnis et Chloé et cet immortel quatrième livre en l’honneur de
Didon. Un génie tout virgilien y respire. » Le manuscrit de Paul et Virginie,
lu dans le salon de Suzanne Necker, devant Buffon, Thomas, etc., n’eut aucun
succès mais, à peine imprimé, il fut apprécié à sa juste valeur. Bernardin est,
avec moins de passion et plus d’esprit, aussi parfait dans la Chaumière
indienne (Paris, 1790, in-8°), qui, dans sa grâce et sa fraîcheur, est un
paradoxe, une attaque contre la science. Les tableaux offerts par les
Harmonies de la nature (Paris, 1796, 3 vol. in-8°) portent les traces de
toutes les exagérations de la manière de leur auteur, qui ont fait dire à
Joubert : « II y a dans le style de Bernardin de Saint-Pierre un prisme qui
lasse les yeux. Quand on l’a lu longtemps, on est charmé de voir la verdure et
les arbres moins colorés dans la campagne qu’ils ne le sont dans ses écrits. Ses
Harmonies nous font aimer les dissonances qu’il bannissait du monde et
qu’on y trouve à chaque pas. »
Les autres écrits de Bernardin de Saint-Pierre sont : Vœux d’un solitaire
(Paris, 1789, in-12), qui tendent à concilier les principes nouveaux avec les
idées anciennes ; Mémoire sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin
national des plantes (Ibid., 1792, in-12) ; De la Nature de la
morale (1798, in-12) ; Voyage en Silésie (1807, in-12) ; la Mort
de Socrate, drame, précédé d’un Essai sur les journaux (1808,
in-18) ; le Café de Surate, conte satirique ; Essai sur J.-J. Rousseau
et récits de voyage.
Ses Œuvres complètes ont d’abord été publiées par Aimé Martin (Paris,
1813-20, 12 vol. in-8°), édition plusieurs fois reproduite sous divers formats.
Le même éditeur a publié aussi la Correspondance de Bernardin de Saint-Pierre
(1826, 4 vol. in-8°), ses Œuvres posthumes (1833-1836, 2 vol. in-8°), et
ses Romans, contes, opuscules (1831, 2 vol. in-18).
Sources
-
Arvède Barine (Louise-Cécile Vincens),
Bernardin de Saint-Pierre, Paris, Hachette, 1891
-
Mathurin de Lescure, Bernardin de
Saint-Pierre, Paris, Lecène, Oudin, 1892
-
Jean-Charles Pajou, Esclaves des
îles françaises : la Lettre sur les Noirs de Bernardin de
Saint-Pierre suivie de La question coloniale au
XVIIIe siècle,
Paris, Les éditeurs libres, 2006.
(ISBN 9782916399010)
-
Jean Jacques Simon, Bernardin de
Saint-Pierre ou le Triomphe de Flore Paris, A.G. Nizet, 1967
-
Maurice Anatole Souriau, Bernardin
de Saint-Pierre d'après ses manuscrits, Paris Société
française d'imprimerie et de librairie, 1905
-
Lieve Spaas, Lettres de Catherine
de Saint-Pierre à son frère Bernardin, Paris,
L’Harmattan, 1996 (ISBN
9782738440723)
-
Pierre de Vaissière, Bernardin de
Saint-Pierre : les années d’obscurité et de misère
(1773-1783), Paris, A. Picard et fils, 1903