Jacques Necker (1732 − 1804)

 

 

Jacques Necker est le deuxième fils de Charles Frédéric Necker, avocat à Custrin, en Brandebourg, devenu citoyen de la République de Genève le 28 janvier 1726, et de sa femme née Jeanne Gautier, fille du premier syndic Gautier.

Il entreprend une carrière dans la banque Thellusson et Vernet où il débute comme simple commis à Genève tout d’abord, puis à Paris, où il tient les livres de compte. Il révèle toutes ses compétences lorsqu’un jour il remplace le premier commis chargé de négociations à la bourse lors d’une opération majeure. Il la mène à bon terme, s’éloignant même des instructions laissées, et procure à la maison de banque un bénéfice de 500 000 livres. Ce jour-là il acquiert la confiance des banquiers Thellusson et Vernet dont il devient l’associé en 1756 au sein de la banque Thellusson, Vernet et Necker.

En 1762, Georges-Tobie de Thellusson lui propose de devenir son associé pour moitié, après le départ de son oncle Isaac Vernet. Ils créent ainsi la banque Thellusson, Necker & Cie, qui gèrera les dépôts et comptes courants d’environ 350 clients étrangers, pour la plupart engagés dans les emprunts de la monarchie française. Ils font rapidement fortune en spéculant sur les effets du Trésor français et sur les fonds anglais au moment de la paix de 1763, dont ils ont été instruits d’avance, en spéculant sur les blés et en prêtant au Trésor public. Syndic de la Compagnie des Indes, il est l’artisan de sa renaissance (1764), mais ne peut empêcher sa dissolution en 1770, sous le coup des brutales attaques de son ennemi personnel, Morellet. Il profite aussi des conseils et du réseau du banquier suisse Isaac Panchaud, créateur en 1777 de la Caisse d'Escompte, ancêtre de la banque de France.

À plusieurs reprises, notamment en 1772, Necker avance des sommes importantes au Trésor royal, ce qui lui vaut d’être remarqué par Choiseul et par l’abbé Terray.

Jugeant avoir suffisamment fait fortune et ayant d’autres ambitions, Jacques Necker se retire en 1772, cédant toutes ses affaires à son frère Louis, connu sous le nom de M. de Germany, et associé de Girardot. Sa réussite éclatante comme banquier lui a permis d’accumuler en peu de temps une notoriété et une fortune considérable.

En 1764, Necker épouse une fille de pasteur, Suzanne Curchod, qui aura sur lui un grand ascendant. De cette union naîtra Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein (1766-1817), écrivaine connue sous le nom de Mme de Staël.

Nommé ministre de la République de Genève à Paris (1768), Necker songe à se consacrer à la politique, encouragé en cela par sa femme. Après son retrait des affaires, il publie un Éloge de Colbert (1773), couronné par l’Académie française, dans lequel il dresse un portrait du ministre idéal où l’on peut sans peine le reconnaître. Il se présente comme un pragmatique, un esprit « moelleux et flexible », à la différence du contrôleur général des finances, Turgot, type même du doctrinaire. Symbole de l’interventionnisme économique de l’État, Colbert est en outre l’antithèse de Turgot, apôtre du libéralisme économique.

A priori, pourtant, rien ne prédispose Necker à exercer en France des fonctions de gouvernement : protestant, l’accès au Conseil du roi lui est ipso facto fermé ; il n’a aucune expérience du gouvernement et de l’administration royale, et ne connaît de la Cour que ce qu’il a pu en voir dans ses fonctions de résident de Genève ; enfin, ne lisant guère, il ne connaît pas même l’histoire de France et son organisation politique et administrative.

Pourtant, un véritable mouvement d’opinion va se produire en faveur de Necker. Le 19 avril 1775, il publie son Essai sur la législation et le commerce de grains, dans lequel il dénonce la liberté du commerce des grains, préconisée par les physiocrates, au premier rang desquels Morellet et Turgot. Énorme succès de librairie, l’ouvrage paraît au moment où ce dernier doit faire face à la « guerre des farines », violentes émeutes provoquées par sa politique libérale qui facilita les opérations des spéculateurs.

L’ascension de Necker est soutenue activement par les habitués du salon de Mme Necker et, plus largement, par le parti philosophique dont Necker a embrassé plusieurs des doctrines : dans l’Éloge de Colbert, il a vivement critiqué la propriété qu’il accuse, dans la ligne de Rousseau, d’être non un droit naturel mais une « loi des hommes » fondée sur un « traité de force et de contrainte » ; de même, c’est par son rôle social qu’il justifie la religion, ne reconnaissant la nécessité de la morale que « pour contenir le peuple » et la supériorité de la morale chrétienne que parce qu’elle est « la seule qui puisse persuader avec célérité parce qu’elle émeut en même temps qu’elle éclaire ».

Necker est, en outre, appuyé auprès de Maurepas, principal conseiller de Louis XVI, par le marquis de Pezay, amant de Mme de Montbarrey, amie intime de Mme de Maurepas, et par la cousine du ministre, la duchesse d’Enville.

Le décès en charge du contrôleur général Clugny de Nuits, qui a succédé à Turgot, donne à Necker l’occasion d’accéder au gouvernement. Protestant, il ne peut être nommé contrôleur général des finances car cette fonction emporte de droit l’accès au Conseil. Le 22 octobre 1776, à quarante-quatre ans, il est donc nommé conseiller des Finances et « directeur général du Trésor royal ». Le 21 octobre, un maître des requêtes effacé, Louis Gabriel Taboureau des Réaux, est officiellement nommé contrôleur général, mais en pratique, c’est Necker qui exerce la réalité du pouvoir. Taboureau des Réaux, après plusieurs tentatives de démission, finit d’ailleurs par partir le 29 juin 1777 sans être remplacé : pour mieux marquer son importance, Necker reçoit alors le titre de « directeur général des Finances ».

Arrivé au ministère, Necker engage immédiatement d’importantes réformes, mais de manière beaucoup moins brutale et précipitée que Turgot. Ces réformes se situent à la fois sur le plan administratif, sur le plan social et sur le plan financier.

Sur le plan administratif, Necker renforce le pouvoir du contrôle général des finances et le fonctionnarise : il supprime les six offices d’intendant des finances et les intendants du commerce, les 48 receveurs généraux des finances établis dans les généralités et 27 trésoriers généraux et contrôleurs généraux de la Guerre et de la Marine (novembre 1778). À la place de ces officiers inamovibles et rémunérés sur commission sont installés des employés révocables et percevant un traitement fixe.

Il réduit la compétence de la ferme générale à la gabelle, au tabac, aux droits des traites et des entrées de Paris, et réduit de 60 à 40 le nombre des fermiers généraux. La perception des droits d’aides relève désormais d’une Régie générale et celle des droits domaniaux d’une Administration générale des domaines, dirigées par des administrateurs à traitement fixe.

Tout en renforçant le pouvoir de l’administration, Necker s’efforce parallèlement d’en diminuer l’arbitraire. Il crée un Comité contentieux des finances pour préparer les arrêts de finances, qui, quoique présentés sous le couvert d’arrêts du Conseil, avaient depuis longtemps cessé de faire l’objet d’une délibération collective et étaient en réalité l’œuvre des intendants des finances. La déclaration royale du 13 février 1780 pose par ailleurs le principe que les brevets des tailles ne pourront plus être augmentés que par lettres patentes, enregistrées en parlement, et non plus par de simples arrêts du Conseil. De même, dans un esprit d’apaisement vis-à-vis des parlements, il décide, sans aller jusqu’à revenir sur le principe de la vérification des déclarations de revenus du vingtième et sur celui de la mutabilité des cotes, que les vérifications n’auront lieu que tous les vingt ans.

Afin de limiter le pouvoir extra-judiciaire des parlements, tout comme celui des intendants, Necker crée des assemblées provinciales dont il expose le principe dans son Mémoire au Roi sur l’établissement des administrations provinciales (1776). À la différence de celles que Turgot avait imaginées, ces assemblées reposent sur la distinction des trois ordres. Elles ont compétence pour répartir et lever les impôts, diriger la construction des routes et faire au Roi des représentations en vue du bien de la province. Quatre sont établies, dont les deux premières commencent aussitôt à fonctionner : Berry, Haute-Guyenne, Dauphiné et Bourbonnais.

Necker cherche enfin à introduire de la transparence dans le fonctionnement de l’État. Il publie dans cet esprit en janvier 1781 son Compte-rendu au Roi, dans lequel il détaille le fonctionnement des finances royales, les principes de son administration et la situation financière du pays.

Necker a une conception active du rôle de l’État dans le domaine économique et social, qui le rattache directement à Colbert. Il ne croit pas que le laissez-faire économique puisse spontanément créer le bien des citoyens. Pour conforter l’équilibre de la société, l’État doit exercer pleinement sa fonction d’assistance : « C’est au gouvernement, interprète et dépositaire de l’harmonie sociale, c’est à lui de faire pour cette classe déshéritée tout ce que l’ordre et la justice permettent. »

Il met en place une commission des hôpitaux de Paris et une commission de réforme des prisons. Celles-ci jettent les bases de réformes ambitieuses de ces institutions, qui reçoivent un début de mise en œuvre : destruction des prisons du For-l'Évêque et du Petit Châtelet à Paris ; construction d’une nouvelle prison réservée aux prisonniers pour dettes rue du Roi-de-Sicile ; création fin 1778 du nouvel hospice des paroisses Saint-Sulpice et du Gros-Caillou, grâce à la générosité de Mme Necker.

En 1779, Necker abolit la mainmorte dans les domaines du Roi et les domaines engagés. Un édit de 1780 autorise les hôpitaux à vendre leurs biens immobiliers et les invite à placer leurs fonds en rentes sur le Roi ou les états.

La nomination de Necker au ministère avait été précipitée par la nécessité de financer la guerre d’Amérique, dont les préparatifs avaient débuté en juin 1776. Guerre coûteuse, à la fois maritime et terrestre, sur des théâtres d’opérations lointains, elle absorbait dès 1777 150 millions de secours extraordinaires, et l’on estime qu’elle a coûté au total à la France près d’un milliard de livres.

En matière financière, la politique de Necker tient en peu de principes. Il estime que l’État peut emprunter autant qu’il désire dès lors que le budget ordinaire est équilibré. Comme il est hors de question d’augmenter les impôts, à la fois par politique et par principe, il faut en améliorer le rendement, notamment en réformant l’administration financière, et réduire les dépenses.

Pour y parvenir, les mesures prises sont des plus classiques : réduction des dépenses de la Maison du Roi, révision des pensions pour pourchasser les cumuls et les abus, vérifications des déclarations de revenus et révision des abonnements des pays d’états, qui produisent un revenu supplémentaire de 1,6 million de livres.

Pour financer l’effort de guerre, Necker emprunte des sommes considérables, environ 530 millions de livres, à des taux élevés car le crédit de l’État est alors au plus bas : il faut donc recourir à des formules coûteuses telles que l’emprunt à lots ou l’emprunt viager.

Ces mesures suscitent, dans l’immédiat, l’étonnement et l’admiration : « Il est extraordinaire, écrit le baron de Besenval, que ce que n’ont osé entreprendre les Ministres les plus accrédités, le Roi lui-même, vienne d’être effectué par un simple citoyen de Genève, M. Necker, […] occupant précairement une place dont sa religion, sa naissance étrangère et les préventions de la Nation semblaient l’exclure. » L’opinion publique applaudit au miracle d’un ministre qui est parvenu à financer la guerre sans augmenter les impôts, avec un air de compétence qui en impose à ceux à qui de telles méthodes pourraient paraître peu orthodoxes.

Mais Necker s’est aussi fait de nombreux ennemis : en s’attaquant à la ferme générale, il s’est mis à dos le monde de la finance ; ses assemblées provinciales lui ont aliéné les parlements ; la réduction des dépenses de la Cour, dénoncées avec complaisance dans le Compte-rendu au Roi de janvier 1781, lui a également créé de nombreux et puissants adversaires.

Au printemps de 1781, une cabale s’est mise en place pour obtenir la tête de Necker. Le parti de la Cour, emmené par les frères du Roi, par les princes du sang et par de grands seigneurs, agite l’opinion par l’intermédiaire de libellistes qui criblent le ministre de pamphlets dont le plus virulent, la Lettre du marquis de Caracciole à M. d’Alembert (1er mai 1781), est sans doute dû à Calonne, protégé de Vergennes et du comte d’Artois, qui aspire à prendre la place de Necker.

À la fin du mois d’avril, le Parlement de Paris refuse d’enregistrer l’édit de création d’une nouvelle assemblée provinciale en Bourbonnais. La création de ces assemblées répondait notamment à l’objectif de priver les parlements d’une partie de leurs prérogatives extra-judiciaires. Necker l’avait exposé dans un mémoire manuscrit remis confidentiellement au Roi en 1776 dont plusieurs copies circulent parmi les six recensées alors ; l’une d’entre elles ayant appartenu au président du parlement de Guyenne de Gasq dont le fils naturel, Antoine Nicolas Waldec de Lessard, maître des requêtes, est le collaborateur de Necker. Or un pamphlet, adressé le 20 avril 1781 à six membres du Parlement de Paris, révèle les intentions du ministre en citant ce mémoire. Les parlementaires se déchaînent et poussent de hauts cris. Convoqué au château de Marly, le Premier président d’Aligre se voit intimer par Louis XVI, sur un ton sec, d’interdire toute discussion du mémoire de 1778. Mais, pour Necker, il ne s’agit que d’un répit. Louis XVI est ébranlé par le retournement de l’opinion, et Maurepas préconise désormais le renvoi du Genevois.

Le 16 mai, Necker, cherchant à forcer le destin, demande au Roi l’enregistrement forcé de l’édit, son entrée au Conseil et la direction des marchés de la Guerre et de la Marine. Trois jours plus tard, Louis XVI oppose à ces trois demandes un refus catégorique. Necker, effondré, démissionne aussitôt (19 mai 1781). La nouvelle provoque la consternation dans Paris : les habitants de la capitale se pressent au Château de Saint-Ouen, résidence de campagne de Necker, pour saluer le ministre déchu, qui peut ainsi mesurer ce qui lui reste de popularité.

Necker se retire à Saint-Ouen, séjourne en Suisse en 1784, pour faire faire des travaux dans son château de Coppet et voyage en France en 1785. Il publie un nouveau livre, De l’administration des finances, traité complet des finances en trois volumes, qui paraît en 1784 et remporte un énorme succès.

En 1787, Calonne, devant l’Assemblée des notables, accuse Necker d’avoir trompé l’opinion en publiant de faux renseignements dans son Compte-rendu au Roi : selon lui les comptes de l’année 1781, loin de révéler un excédent, comme Necker l’avait affirmé, accusaient en réalité un déficit de 50 millions. Necker réplique en contestant les chiffres de Calonne. Cette réponse lui vaut d’être exilé hors de Paris et est à l’origine d’un vif débat public entre les deux hommes.

Après l’échec de l’expérience Calonne, la monarchie se trouve en état de faillite virtuelle. La nécessité de trouver des fonds contraint alors Louis XVI à rappeler Necker, qui est nommé « directeur général des finances » le 25 août 1788. Deux jours plus tard, Necker reçoit le titre de ministre d'État qui lui donne accès aux Conseils.

Cette position nouvelle, en même temps que les circonstances, lui permettent de jouer un rôle politique de premier plan. C’est lui qui fait rappeler le Parlement de Paris, dont les membres avaient été exilés. Il avance la date de convocation des États généraux. Il réunit en novembre 1788 une nouvelle Assemblée des notables, pour statuer sur les modalités de l’élection des députés, notamment la question du vote par tête ou par ordre, qui ne fut pas tranchée, et celle du doublement de la représentation du tiers état. Sur ce dernier point, comme il était prévisible, l’Assemblée des notables se prononce défavorablement mais Necker décide de soutenir le doublement du tiers (décembre 1788) ce qui conforte sa popularité : il est désormais considéré comme un « ministre patriote ».

Face à une grave pénurie de blé, Necker abroge les mesures libérales prises par Loménie de Brienne en matière de commerce des grains : il interdit l’exportation des céréales (7 septembre 1788) ainsi que l’achat des grains en dehors des marchés (23 novembre 1788) ; il fait acheter des grains à l’étranger, accorde des primes aux importations et donne aux autorités de police les pouvoirs nécessaires pour approvisionner les marchés (22 avril 1789).

En matière financière, Necker révoque la cessation des paiements décrétée par Brienne et utilise des expédients pour réunir les 70 millions nécessaires afin d'assurer les paiements jusqu’à la réunion des États généraux.

À l’ouverture des États généraux, le discours de Necker, centré sur les questions financières alors que les députés n’ont en tête que la question du vote, est mal accueilli. Necker refuse d’assister à la séance royale du 23 juin 1789 dans laquelle Louis XVI fixe les limites des concessions qu’il est prêt à accorder aux députés du tiers état. S’apprêtant à prendre des mesures de fermeté à l’égard de l’Assemblée nationale, le Roi congédie Necker le 11 juillet 1789 à cause de sa « condescendance extrême » à l’égard des États généraux. Le ministre quitte aussitôt la France et rejoint Bruxelles (13 juillet) puis Bâle (20 juillet). Une fois connu, ce renvoi est l’une des causes déterminantes du soulèvement populaire du 14 juillet.

Dès le 16 juillet 1789, Louis XVI doit se résoudre à rappeler Necker. Celui-ci prend alors le titre de Premier ministre des finances. Rapidement, il s’oppose à l’Assemblée constituante, en particulier à Mirabeau. Les députés récusent les propositions financières de Necker, fondées sur ses méthodes traditionnelles d’anticipations et d’emprunts, tandis que Necker s’oppose au financement du déficit par l’émission d’assignats. Comme le dit Mirabeau au Roi le 1er septembre 1790 : « le Ministre actuel des finances ne se chargera point de diriger, comme elle doit l’être, la grande opération des assignats-monnaie. Il ne revient pas facilement de ses conceptions et la ressource des assignats-monnaie n’a pas été conçue par lui ; il s’est même déterminé à la combattre. Il n’est rien moins qu’en bonne intelligence avec l’Assemblée nationale. Il ne gouverne plus l’opinion publique. On attendait de lui des miracles et il n’a pu sortir d’une routine contraire aux circonstances ». Dans ces conditions, il ne reste plus à Necker qu’à démissionner, ce qu’il fait le 3 septembre 1790.

Après sa démission, Necker se retire en Suisse au château de Coppet, où il poursuit l’écriture de plusieurs ouvrages. Il meurt le 9 avril 1804 a la suite d'un arrêt cardio-respiratoire en fin de journée.

 

 

Sources