Donatien Alphonse François, marquis de Sade (1740 − 1814)

 

 

Donatien Alphonse François, marquis de Sade, né le 2 juin 1740 à Paris et mort le 2 décembre 1814 à l'asile de Charenton, est un écrivain et un philosophe français, longtemps voué à l’anathème en raison de la part accordée dans son œuvre à un érotisme de la violence et de la cruauté (fustigations, tortures, incestes, viols, sodomie, etc). Le néologisme « sadisme », formé d’après son nom, est apparu dès 1834 dans le Dictionnaire universel de Boiste comme « aberration épouvantable de la débauche : système monstrueux et antisocial qui révolte la nature ». C’est Krafft-Ebing, médecin allemand, qui a donné à la fin du XIXe siècle un statut scientifique au mot sadisme, comme antonyme de masochisme pour désigner une perversion sexuelle dans laquelle la satisfaction est liée à la souffrance ou à l’humiliation infligée à autrui.

Occultée et clandestine pendant tout le XIXe siècle, son œuvre littéraire est réhabilitée au XXe siècle, malgré une censure officielle qui dure jusqu’en 1960, la dernière étape étant sans doute représentée par l’entrée de Sade dans la Bibliothèque de la Pléiade en 1990.

Il signait « de Sade » ou « D.-A.-F. Sade ». Marquis ou comte pour ses contemporains, il est pour la postérité le « marquis de Sade », et, dès la fin du XIXe siècle, le « divin marquis », à la suite du « divin Arétin », premier auteur érotique des temps modernes (XVIe siècle), un peu oublié de nos jours.

« Les entractes de ma vie ont été trop longs », nota ce passionné de théâtre. Détenu sous tous les régimes (monarchie, république, empire), jamais jugé, il est resté enfermé — en plusieurs fois et dans des conditions fort diverses — vingt-sept ans.

 

Sade naît à Paris le 2 juin 1740 à l’hôtel de Condé, de Jean Baptiste François, comte de Sade, héritier d’une des plus anciennes maisons de Provence, seigneur de Saumane et de Lacoste, coseigneur de Mazan, et de Marie Éléonore de Maillé de Carman, parente et « dame d’accompagnement » de la princesse de Condé. Baptisé à Saint-Sulpice, les parents, parrain et marraine s’étant fait représenter par des officiers de maison, il reçoit par erreur les prénoms de Donatien Alphonse François au lieu de Donatien Aldonse Louis. Le marquis utilise dans la plupart de ses actes officiels les prénoms qui lui étaient destinés, entretenant une confusion qui a des conséquences fâcheuses lors de sa demande de radiation sur la liste des émigrés.

Sade aima et admira son père autant qu’il ignora sa mère tenue à l’écart par son mari avant de se retirer dans un couvent. Homme d’esprit, grand séducteur, prodigue et libertin, avant de revenir à la religion à l’approche de la cinquantaine, le père du marquis est le premier Sade à quitter la Provence et à s’aventurer à la Cour. Il devient le favori et le confident du prince de Condé qui gouverne la France pendant deux ans à la mort du Régent. A vingt-cinq ans, ses maîtresses ne se comptent plus parmi les plus grands noms de la cour : la propre sœur du prince de Condé, Mlle de Charolais, ancienne maîtresse royale, les duchesses de La Trémoille, de Clermont, jusqu’à la jeune princesse de Condé, de vingt-cinq ans moins âgée que son mari et très surveillée par ce dernier, pour la conquête de laquelle il épousera en 1733 la fille de sa dame d’honneur, Mlle de Maillé de Carman, sans fortune, mais alliée à la branche cadette des Bourbon-Condé. Capitaine de dragons dans le régiment du prince, puis aide de camp du Maréchal de Villars pendant les campagnes de 1734-1735, il obtient du roi en 1739 la charge de lieutenant général des provinces de Bresse, Bugey, Valromey et Gex qu’il achète 135000 livres. Il se lance dans la diplomatie, se voit confier une négociation secrète à la cour de Londres, est nommé ambassadeur à la cour de Russie, nomination remise en cause à la mort du tsar Pierre II, puis ministre plénipotentiaire auprès de l'Électeur de Cologne. Sa conduite pendant son ambassade, puis une imprudente attaque contre la maîtresse du roi, lui vaudra le ressentiment de Louis XV et il ne sera plus employé que pour des postes sans conséquence.

Donatien passe les trois premières années de sa vie à l’hôtel de Condé à l’écart de ses parents. Élevé avec la conviction d’appartenir à une espèce supérieure, sa nature despotique et violente se forme très tôt : « Allié par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand ; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein du luxe et de l’abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons ; je le crus, parce qu’on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère ; il semblait que tout dût me céder, que l’univers entier dût flatter mes caprices, et qu’il n’appartenait qu’à moi seul et d’en former et de les satisfaire. »

De quatre à dix ans, son éducation est confié à son oncle, l’abbé Jacques-François de Sade, qui l’héberge au château de Saumane près de L'Isle-sur-la-Sorgue, où il s’est retiré après une existence mondaine.

Abbé commendataire d’Ébreuil dans le Bourbonnais, ce cadet de famille avait embrassé l’état ecclésiastique, devenant vicaire général de l’archevêque de Toulouse et, ensuite, de celui de Narbonne, en 1735. Chargé, par les états de Languedoc, d’une mission à la cour, il avait résidé plusieurs années à Paris, et s'était lié d’amitié avec Voltaire (avec qui il correspond au moins jusqu’en 1765) et avec Émilie du Châtelet. Historien de Pétrarque, « moins un abbé qu’un seigneur curieux de toutes choses, et singulièrement d’antiquités et d’histoire » selon Maurice Heine (il y a à Saumane une bibliothèque enrichie par l’abbé, un médaillier et un cabinet d’histoire naturelle que le marquis aura toujours fort à cœur de conserver), ce sybarite selon un autre biographe, aime vivre et bien vivre, s’entourant de livres et de femmes (« tout prêtre qu’il est, il a toujours un couple de gueuses chez lui… Est-ce un sérail que son château ? Non, c’est mieux, c’est un bordel », écrit Donatien en 1765 – voir extraits 3).

À dix ans, il entre au collège Louis-le-Grand que dirigent les pères jésuites, établissement alors le mieux fréquenté et le plus cher de la capitale. Les représentations théâtrales organisées par les pères sont sans doute à l’origine de la passion de Sade pour l’art du comédien et la littérature dramatique.

Il a à peine quatorze ans lorsqu’il est reçu à l’École des chevau-légers de la garde du roi, en garnison à Versailles, qui n’accepte que des jeunes gens de la plus ancienne noblesse. À dix-sept ans, il obtient une commission de cornette (officier porte-drapeau), au régiment des carabiniers du comte de Provence, frère du futur Louis XVI, et prend part à la guerre de Sept Ans contre la Prusse. À dix-neuf ans, il est reçu comme capitaine au régiment de Bourgogne cavalerie avec l’appréciation suivante : « joint de la naissance et du bien à beaucoup d’esprit ; a l’honneur d’appartenir à M. le prince de Condé par Madame sa mère qui est Maillé-Brézé ».

Le jeune homme a la plus mauvaise réputation. Il est joueur, prodigue et débauché. Il fréquente les coulisses des théâtres et les maisons des proxénètes. Pour se débarrasser d’un fils qu’il sent « capable de faire toutes sortes de sottises », le comte de Sade lui cherche une riche héritière.

Donatien voudrait épouser Laure de Lauris-Castellane, héritière d’une vieille famille du Luberon dont il est amoureux fou et avec qui il a une liaison. Les deux familles se connaissent bien, le grand-père du marquis et M. de Lauris ont été syndics de la noblesse du Comtat Venaissin mais Mlle de Lauris est réticente et le comte a fixé son choix sur l’héritière des Montreuil. « Tous les autres mariages ont rompu sur sa très mauvaise réputation », écrit-il.

Le 17 mai 1763, le mariage du marquis et de Renée-Pélagie Cordier de Montreuil, fille aînée d’un président à la cour des Aides de Paris, de petite noblesse de robe, mais dont la fortune dépasse largement celle des Sade, est célébrée à Paris en l'église Saint-Roch. La correspondance familiale montre, sans aucun doute possible, que le marquis et la nouvelle marquise se sont entendus à peu près parfaitement. « Il est très bien avec sa femme. Tant que cela durera, je lui passerai tout le reste » (le comte à l’abbé, juin 1763), « Leur tendre amitié paraît bien réciproque » (Madame de Montreuil à l’abbé en août). Renée-Pélagie aima son mari tant qu’elle le put, jusqu’au bout de ses forces. Mais le marquis a plusieurs vies.

Trois mois après son mariage, il est enfermé au donjon de Vincennes sur ordre du Roi. « Petite maison louée, meubles pris à crédit, débauche outrée qu’on allait y faire froidement, tout seul, impiété horrible dont les filles ont cru être obligées de faire leur déposition. », écrit le comte de Sade à son frère l’abbé en novembre 1763 (voir en note extraits de la déposition de Jeanne Testard). Son intervention et celle des Montreuil le font libérer et assigner à résidence jusqu’en septembre 1764 au château d’Échauffour en Normandie chez ses beaux-parents.

Il succède à son père dans la charge de lieutenant général aux provinces de Bresse, Bugey, Valromey et Gex. Il se rend à Dijon pour prononcer le discours de réception devant le parlement de Bourgogne. De retour à Paris, il a des liaisons avec des actrices connues pour leurs amours vénales avec de grands seigneurs : Mlle Colet, dont il tombe amoureux, Mlle Beauvoisin, qu’il amène à Lacoste où il la laisse passer pour sa femme au grand scandale de sa famille - Moussu lou Marquès y gagne en Provence le sobriquet de pistachié – coureur de jupon – Mlle Dorville, Mlle Le Clair…

En 1767, son père, le comte de Sade, meurt. Le prince de Condé et la princesse de Conti acceptent d’être les parrains de son premier fils, Louis-Marie.

Depuis la fin 1764, il est surveillé par la police. « Il était essentiel, même politiquement, que le magistrat chargé de la police de Paris, sût ce qui se passait chez les personnes notoirement galantes et dans les maisons de débauche. » (Le Noir, successeur de Sartine à la lieutenance générale de police de Paris). Il apparaît dans les rapports de l’inspecteur Marais qui vont devenir, avec les lettres de Mme de Montreuil, les principales sources sur la vie du marquis à cette période. L’inspecteur Marais note dans un rapport de 1764 : « J’ai fort recommandé à la Brissault, sans m’en expliquer davantage, de ne pas lui donner de filles pour aller avec lui en petites maisons. ». Le 16 octobre 1767, il prévient : « On ne tardera pas à entendre parler encore des horreurs du comte de Sade. »

La première diffusion du nom de Sade dans l’opinion publique n’a rien de littéraire et se fait par les scandales.

Ainsi apprend-elle, au printemps 1768, qu’un marquis a entraîné dans sa petite maison d’Arcueil une jeune veuve, Rose Keller, réduite à la mendicité, pour la fouetter jusqu’au sang et la contraindre, le dimanche de Pâques, à des pratiques blasphématoires. L’imaginaire collectif multiplie les détails qui viennent pimenter la relation des faits. La rue et les salons s’émeuvent (voir en note la lettre de Madame du Deffand à Horace Walpole le 12 avril 1768). La famille, Sade et Montreuil réunis, se mobilise pour le soustraire à la justice commune et le placer sous la juridiction royale. Il est incarcéré au château de Saumur, puis à celui de Pierre-Scise. La plaignante reçoit de l’argent. L’affaire est jugée au Parlement en juin et le roi, à la demande de la comtesse de Sade - le comte étant mort un an plus tôt - fait libérer le coupable en novembre, mais lui enjoint de se retirer dans ses terres.

En 1769, Sade est en Provence. Bals et comédies se succèdent à La Coste. En mai, naît à Paris son deuxième fils, Donatien-Claude-Armand, chevalier de Sade. Fin septembre, il voyage un mois en Hollande : Bruxelles, Rotterdam, La Haye, Amsterdam (pour y vendre un texte érotique ?). L'année suivante, il part pour l’armée pour y prendre ses fonctions de capitaine-commandant au régiment de Bourgogne cavalerie, mais l’officier supérieur qui le reçoit refuse de lui laisser prendre son commandement. En 1771, il vend sa charge de capitaine commandant. Sa carrière militaire est terminée. Naissance de sa fille Madeleine Laure. Il passe la première semaine de septembre à la prison parisienne pour dettes de For-l'Évêque. Début novembre, il est à Lacoste avec sa femme, ses trois enfants, et sa jeune belle-sœur de dix-neuf ans, Anne-Prospère de Launey, chanoinesse séculière chez les bénédictines, avec laquelle il va avoir une liaison violente et passionnée (« Je jure à M. le marquis de Sade, mon amant, de n’être jamais qu’à lui…).

Sade a trente ans. Il mange la dot de sa femme et ses revenus. Il fait réparer son château de Lacoste (bien dégradé) de quarante-deux pièces, donne libre cours à sa passion pour la comédie : construction d’un théâtre à Mazan, aménagement de celui de Lacoste, embauche de comédiens. Il envoie des invitations à la noblesse des environs à des fêtes et à des représentations théâtrales dont il est le régisseur et le maître de scène. Nous avons le programme des vingt-cinq soirées théâtrales qui étaient prévues du 3 mai au 22 octobre 1772 à Lacoste et à Mazan et qui seront interrompues le 27 juin par l’affaire de Marseille : des pièces de Voltaire, Destouches, Chamfort, Gresset, Regnard, Sedaine, Le Père de famille de Diderot. Il remporte un franc succès et toutes et tous le trouvent « fort séduisant, d’une élégance extrême, une jolie voix, des talents, beaucoup de philosophie dans l’esprit  ». L’argent fait défaut, il s’endette pour payer ses « folles dépenses » (Mme de Montreuil). « Si sa passion dure, elle l’aura bientôt ruinée » (abbé de Sade).

Tout aurait pu tomber dans l’oubli si le scandale n’avait à nouveau éclaté en juin 1772. L’affaire de Marseille succède à celle d’Arcueil. Il ne s’agit plus cette fois d’une fille mais de quatre. Le marquis a proposé à ses partenaires sexuelles des pastilles à la cantharide. Deux filles se croient empoisonnées, les autres sont malades. Comme en 1768, la rumeur enfle (voir en note le récit des Mémoires secrets de Bachaumont daté du 25 juillet 1772). L’aphrodisiaque est présenté dans l’opinion comme un poison. La participation active du valet justifie l’accusation de sodomie, punie alors du bûcher. La condamnation du parlement de Provence est cette fois la peine de mort pour empoisonnement et sodomie à l'encontre du marquis et de son valet.

Sade s’enfuit en Italie avec sa jeune belle-sœur. Les amants sont à Venise fin juillet, visitent quelques autres villes d’Italie, puis la chanoinesse rentre brusquement en France à la suite d’une infidélité du marquis. Ce dernier a fixé sa résidence en Savoie, mais le roi de Sardaigne le fait arrêter le 8 décembre 1772 à la demande de sa famille et incarcérer au fort de Miolans. Mme de Sade achète des gardiens et le fait évader le 30 avril 1773. Réfugié clandestinement dans son château - officiellement il est à l’étranger - le marquis échappe aux recherches, prenant le large quand il y a des alertes. Le 16 décembre 1773, un ordre du Roi enjoint au lieutenant général de police de s’assurer de sa personne. Dans la nuit du 6 janvier 1774, un exempt suivi de quatre archers et d’une troupe de cavaliers de la maréchaussée envahit le château. Sans résultat. En mars, Sade prend la route de l’Italie, déguisé en curé («  M. le curé a très bien fait son voyage à ce que dit le voiturier, excepté que la corde du bac où il était ayant cassé sur la Durance que l’on passe pour aller s’embarquer à Marseille, les passagers voulaient se confesser. », écrit Madame de Sade le 19 mars. L’idée de devenir confesseur a dû intéresser Sade, malgré son manque d’entrain, commente Jean-Jacques Pauvert).

La marquise et sa mère travaillent à obtenir la cassation de l’arrêt d’Aix, mais l’affaire de Marseille l’a cette fois coupé de son milieu et l'affaire des petites filles va le couper de sa famille.

« Nous sommes décidés, par mille raisons, à voir très peu de monde cet hiver… », écrit le marquis en novembre 1774. Il a recruté à Lyon et à Vienne comme domestiques cinq « très jeunes » filles et un jeune secrétaire ainsi que « trois autres filles d’âge et d’état à ne point être redemandées par leurs parents » auxquelles s’ajoute l’ancienne domesticité. Mais bientôt les parents déposent une plainte « pour enlèvement fait à leur insu et par séduction ». Une procédure criminelle est ouverte à Lyon. Le scandale est cette fois étouffé par la famille (toutes les pièces de la procédure ont disparu), mais l’affaire des petites filles nous est connue par les lettres conservées par le notaire Gaufridy (voir Correspondance), publiées en 1929 par Paul Bourdin. « Les lettres du fonds Gaufridy ne disent pas tout », écrit ce dernier, « mais elles montrent nettement ce que la prudence de la famille et les ordres du roi ont dérobé à la légende du marquis. Ce n’est pas dans les affaires trop célèbres de la Keller et de Marseille, mais dans les égarements domestiques de M. de Sade qu’il faut chercher la cause d’un emprisonnement qui va durer près de quatorze années et qui commence au moment même où l’on poursuit l’absolution judiciaire des anciens scandales. On verra par la suite avec quel soin madame de Montreuil s’est préoccupée de faire disparaître les traces de ces orgies. L’affaire est grave car le marquis a de nouveau joué du canif. Une des enfants, la plus endommagée, est conduite en secret à Saumane chez l’abbé de Sade qui se montre très embarrassé de sa garde et, sur les propos de la petite victime, accuse nettement son neveu. Une autre fille, Marie Tussin, du hameau de Villeneuve-de-Marc, a été placée dans un couvent de Caderousse, d’où elle se sauvera quelques mois plus tard. Le marquis prépare une réfutation en règle de ce qu’a dit l’enfant confiée à l’abbé, mais elle n’est pas la seule à avoir parlé. Les fillettes d’ailleurs n’accusent point la marquise et parlent au contraire d’elle « comme étant la première victime d’une fureur qu’on ne peut regarder que comme folie ».Leurs propos sont d’autant plus dangereux qu’elles portent, sur leurs corps et sur leurs bras, les preuves de leurs dires. Les priapées de la Coste ont peut-être inspiré les fantaisies littéraires des Cent vingt jours de Sodome, mais le canevas établi par le marquis passe de loin ces froides amplifications. C’est un sabbat mené à bave-bouche avec le concours de l’office. Gothon y a probablement chevauché le balai sans entrer dans la danse, mais Nanon y a pris une part dont elle va rester toute alourdie ; les petites ravaudeuses de la marquise y ont livré leur peau au jeu des boutonnières et le jeune secrétaire a dû y faire la partie de flûte. »

Pour changer d'air, le marquis reprend la route de l'Italie le 17 juillet 1775 sous le nom de comte de Mazan. Il reste à Florence jusqu’au 21 octobre, puis se rend à Rome. De janvier à mai 1776, il est à Naples ; il fait expédier à Marseille deux grandes caisses pleines de curiosités et d’antiquailles, mais il s’ennuie en Italie. Son retour en août à Lacoste fait surgir de nouvelles menaces. Le 17 janvier, le père d’une jeune servante (que M. et Mme de Sade ont rebaptisé Justine !) vient réclamer sa fille et tire sur Sade. « Il a dit qu’il lui avait été dit qu’il pouvait me tuer en toute assurance et qu’il ne lui arriverait rien » s’indigne Sade à Gaufridy. Contre les avis de son entourage provençal ( l’avocat aixois Reinaud qui a prévu l’événement écrit à Gaufridy le 8 février : « le marquis donne dans le pot au noir comme un nigaud (…) Sur ma parole, le mois ne s’écoule point que notre champion soit coffré à Paris. » Peu de jours après, il demande « « si notre Priape respire toujours le bon air  »), le marquis décide de se rendre à Paris fin janvier.

Il est arrêté dans la capitale le 13 février 1777 et incarcéré au château de Vincennes par lettre de cachet, à l’instigation de sa belle-mère, Madame de Montreuil. Cette mesure lui évite l’exécution, mais l’enferme dans une prison en attendant le bon vouloir du gouvernement et de la famille. Or la famille a maintenant peur de ses excès. Elle a soin de faire casser la condamnation à mort par le parlement de Provence ( le marquis profitera de son transfert à Aix pour s’évader une nouvelle fois et se réfugier à Lacoste; il sera repris au bout de quarante jours ), mais sans faire remettre le coupable en liberté.

« Impérieux, colère, emporté, extrême en tout, d’un dérèglement d’imagination sur les mœurs qui de la vie n’a eu son pareil, en deux mots me voilà : et encore un coup, tuez-moi ou prenez-moi comme cela, car je ne changerai pas ». Tel est le portrait que Sade trace de lui-même, dans une lettre à sa femme de septembre 1783. Et il ajoute : « Si, comme vous le dites, on met ma liberté au prix du sacrifice de mes principes ou de mes goûts, nous pouvons nous dire un éternel adieu, car je sacrifierais, plutôt qu’eux, mille vies et mille libertés, si je les avais. »

Sade a trente-huit ans. Il restera onze ans enfermé, à Vincennes puis à la Bastille. Il a droit à un traitement de faveur, payant une forte pension. Mme de Montreuil, sa famille attendent de lui une conduite assagie pour faire abréger sa détention. Ce sera tout le contraire : altercation avec d’autres prisonniers dont Mirabeau, violences verbales et physiques, menaces, lettres ordurières à sa belle-mère et même à sa femme qui lui est pourtant entièrement dévouée. La présidente de Montreuil ne juge pas possible une libération. En 1785, sa femme écrit : « M. de Sade, c’est toujours la même chose : il ne peut retenir sa plume et cela lui fait un tort incroyable ». « L’effervescence de caractère ne change point » souligne Mme de Montreuil, « un long accès de folie furieuse », note Le Noir, traité dans une lettre de juillet 1783 de « foutu ganache » et de « protecteur-né des bordels de la capitale ».

La libération devenant improbable, la rage s’éternise (lire en note sa lettre à Madame de Sade de février 1783). L’incarcération l’amène à chercher dans l’imaginaire des compensations à ce que sa situation a de frustrant. Son interminable captivité excite jusqu’à la folie son imagination. Condamné pour débauches outrées, il se lance dans une œuvre littéraire qui s’en prend aux puissances sociales que sont la religion et la morale. « En prison entre un homme, il en sort un écrivain », note Simone de Beauvoir.

Le 22 octobre 1785, il entreprend la mise au net des brouillons des Cent Vingt Journées de Sodome, sa première grande œuvre, un « gigantesque catalogue de perversions » selon Jean Paulhan. Afin d’éviter la saisie de l’ouvrage, il en recopie le texte d’une écriture minuscule et serrée sur 33 feuillets de 11,5 cm collés bout à bout et formant une bande de 12 m de long, remplie des deux cotés.

Le 2 juillet 1789, « il s’est mis hier à midi à sa fenêtre, et a crié de toutes ses forces, et a été entendu de tout le voisinage et des passants, qu’on égorgeait, qu’on assassinait les prisonniers de la Bastille, et qu’il fallait venir à leur secours », rapporte le marquis de Launey, gouverneur de la Bastille qui obtient le transfert de « cet être que rien ne peut réduire » à Charenton, alors hospice de malades mentaux tenus par les frères de la Charité. On ne lui laisse rien emporter. « Plus de cent louis de meubles, six cents volumes dont quelques-uns fort chers et, ce qui est irréparable, quinze volumes de mes ouvrages manuscrits(…) furent mis sous le scellé du commissaire de la Bastille ». La forteresse ayant été prise, pillée et démolie, Sade ne retrouvera ni le manuscrit, ni les brouillons. La perte d’un tel ouvrage lui fera verser des « larmes de sang ».

Gilbert Lely a reconstitué l'itinéraire du manuscrit qui a été trouvé dans la chambre même du marquis, à la Bastille, par Arnoux de Saint-Maximin. Il devient la possession de la famille de Villeneuve-Trans qui le conservera pendant trois générations. Au fin du XIXe siècle, il est vendu à un psychiatre berlinois Iwan Bloch, qui publiera en 1904, sous le pseudonyme d’Eugène Dühren, une première version comportant de nombreuses erreurs de transcription. En 1929, Maurice Heine, mandaté par le vicomte Charles de Noailles, généreux et courageux mécène, époux de Marie-Laure de Noailles, née Bischoffsheim, descendante du marquis, rachète le manuscrit et en publie, de 1931 à 1935, une version, qui, en raison de sa qualité, doit être considérée comme la véritable originale. En 1985, le manuscrit est vendu par une descendante du vicomte, à Genève, au collectionneur de livres rares Gérard Nordmann (1930-1992). Il a été exposé pour la première fois en 2004, à la Fondation Martin Bodmer, près de Genève.

Rendu à la liberté le 2 avril 1790 par l’abolition des lettres de cachet, Sade s’installe à Paris.

Il a cinquante ans. Il est méconnaissable, physiquement marqué par ces douze années. Il a prodigieusement grossi. « J’ai acquis, faute d’exercice, une corpulence si énorme qu’à peine puis-je me remuer », reconnaît-il. La marquise, réfugiée dans un couvent, demande la séparation de corps et l’obtient. Il fait la connaissance de Marie-Constance Quesnet, « Sensible », une comédienne de 33 ans qui ne le quittera plus jusqu’à sa mort. Il n’aspire plus qu’à couler des jours paisibles d’hommes de lettres, vivant bourgeoisement des revenus de ses terres de Provence. Les dévergondages de son imagination, il les réserve désormais à son œuvre. Dès que je serai libre, avait-il prévenu en 1782, « ce sera avec une bien grande satisfaction que, me relivrant à mon seul genre, je quitterai les pinceaux de Molière pour ceux de l’Arétin ».

Ses fils émigrent, il ne les suit pas. Il essaie de faire jouer ses pièces sans grand succès. Sa qualité de ci-devant le rend a priori suspect. Pour survivre, il se lance dans la cause populaire et met au service de sa section de la place Vendôme – la section des Piques - ses talents d'homme de lettres.

En 1792, « Louis Sade, homme de lettres » est nommé secrétaire, puis en juillet 1793, président de séance « au tour » de sa section. Entraîné par le succès de ses harangues et de ses pétitions, emporté par sa ferveur athée, il prend des positions extrêmes en matière de déchristianisation, au moment où le mouvement va être désavoué par Robespierre et les sans-culottes les plus radicaux éliminés de la scène.

Le 9 octobre 1793, il prononce le Discours aux mânes de Marat et de Le Peletier lors de la cérémonie organisée en hommage aux deux « martyrs de la liberté ». Le 15 novembre, il est chargé de rédiger et de présenter à la Convention une pétition antireligieuse au nom de six sections (voir extraits 8). Le 8 décembre, il est incarcéré aux Madelonnettes comme suspect. En janvier 1794, il est transféré aux Carmes, puis à Saint-Lazare. Le 27 mars, Constance Quesnet réussit à le faire transférer à Picpus, dans une maison de santé hébergeant de riches « suspects » incarcérés dans différentes prisons de Paris que l’on faisait passer pour malades, la maison Coignard, voisine et concurrente de la pension Belhomme.

Le 26 juillet (8 thermidor) il est condamné à mort par Fouquier-Tinville pour intelligences et correspondances avec les ennemis de la République avec vingt-huit autres accusés. Le lendemain (9 thermidor), l’huissier du Tribunal se transporte dans les diverses maisons d’arrêt de Paris pour les saisir au corps, mais cinq d’entre eux manquent à l’appel, dont Sade. Il est sauvé par la chute de Robespierre et quitte Picpus le 15 octobre. À quoi doit-il d’avoir échappé à la guillotine ? au désordre des dossiers et à l’encombrement des prisons comme le pense Lely, ou aux démarches et aux pots-de-vin de Constance Quesnet qui a des amis au Comité de sûreté générale, comme le croient ses deux plus récents biographes Pauvert et Lever ?

« Ma détention nationale, la guillotine sous les yeux », écrit-il à son homme d’affaires provençal le 21 janvier 1795, « m’a fait cent fois plus de mal que ne m’en avaient fait toutes les bastilles imaginables. »

En 1795, il publie Aline et Valcour « par le citoyen S*** » et la Philosophie dans le boudoir suivie de la mention « Ouvrage posthume de l’auteur de Justine ». En 1796, il vend le château de La Coste au député du Vaucluse Rovère. Il voyage en Provence avec Constance Quesnet de mai à septembre 1797 pour essayer de vendre les propriétés qui lui restent mais son nom se trouve par erreur sur la liste des émigrés du Vaucluse, ce qui place ses biens sous séquestre et le prive de ses principaux revenus. Sa situation s’est considérablement dégradée. Aux abois, couvert de dettes, il doit gagner sa vie.

La production d’ouvrages clandestins obscènes devient pour Sade une bénéfique ressource financière : en 1799, La Nouvelle Justine suivi de l’Histoire de Juliette, sa sœur, qu’il désavoue farouchement, lui permet de payer ses dettes les plus criardes. Les saisies de l’ouvrage n’interviendront qu’un an après sa sortie, mais déjà, l’étau se resserre. La presse se déchaîne contre lui et persiste à lui attribuer Justine en dépit de ses dénégations.

On lit dans l'Ami des lois du 29 août 1799 : « On assure que de Sade est mort. Le nom seul de cet infâme écrivain exhale une odeur cadavéreuse qui tue la vertu et inspire l’horreur : il est auteur de Justine ou les Malheurs de la vertu. Le cœur le plus dépravé, l’esprit le plus dégradé, l’imagination la plus bizarrement obscène ne peuvent rien inventer qui outrage autant la raison, la pudeur, l’humanité ».

Certaines figures de fiction ont accompagné leur créateur tout au long de leur vie : comme Faust pour Goethe ou Figaro pour Beaumarchais, c’est le cas de Justine pour Sade.

En mars 1791, une lettre de Sade à Reinaud, son avocat à Aix, annonce en ces termes la sortie prochaine de Justine : « On imprime actuellement un roman de moi, mais trop immoral pour être envoyé à un homme aussi pieux, aussi décent que vous. J’avais besoin d’argent, mon éditeur me le demandait bien poivré, et je lui ai fait capable d’empester le diable. On l’appelle Justine ou les Malheurs de la vertu. Brûlez-le et ne le lisez point s’il tombe entre vos mains : je le renie. »

Une première version est rédigée à la Bastille en 1787. Par étapes successives, l’auteur ajoute de nouveaux épisodes scabreux qu’il fait se succéder les uns aux autres, comme un feuilleton.

Deux volumes en 1791, pas moins de dix volumes illustrés de cent gravures obscènes en 1799 sous le Directoire, « la plus importante entreprise de librairie pornographique clandestine jamais vue dans le monde » selon Jean-Jacques Pauvert, sous le titre de La Nouvelle Justine ou les malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur.

Le livre scandalise, mais surtout il fait peur : très vite on sent que la subversion l’emporte sur l’obscénité. C’est pourquoi les contemporains lui refusent ce minimum de tolérance dont bénéficient ordinairement les écrits licencieux. Justine, on la rejette en bloc, sans appel, on voudrait la voir anéantie. L’œuvre marque la naissance de la mythologie sadienne.

Le 6 mars 1801 une descente de police a lieu dans les bureaux de son imprimeur. Le Consulat a remplacé le Directoire. le Premier Consul Bonaparte négocie la réconciliation de la France et de la papauté et prépare la réouverture de Notre-Dame. On est plus chatouilleux sur les questions de morale. Sade est arrêté. Il va être interné, sans jugement, de façon totalement arbitraire, à Sainte-Pélagie. En 1803, son attitude provoque des plaintes qui obligent les autorités à le faire transférer le 14 mars à Bicêtre, la «  Bastille de la canaille », séjour trop infamant pour la famille qui obtient le 27 avril un nouveau transfert à l'asile de Charenton comme fou. Comme il jouissait de toutes ses facultés mentales, on invoqua l’obsession sexuelle : « Cet homme incorrigible, écrit le préfet Dubois, est dans un état perpétuel de démence libertine ».

Il reste, dans les Souvenirs de Charles Nodier, un portrait de Sade au moment de son transfert : «  Un de ces messieurs se leva de très bonne heure parce qu’il allait être transféré, et qu’il en était prévenu. Je ne remarquai d’abord en lui qu’une obésité énorme, qui gênait assez ses mouvements pour l’empêcher de déployer un reste de grâce et d’élégance dont on retrouvait les traces dans l’ensemble de ses manières et dans son langage. Ses yeux fatigués conservaient cependant je ne sais quoi de brillant et de fin, qui s’y ranimait de temps à autre comme une étincelle expirante sur un charbon éteint. »

A Charenton, il jouit de conditions privilégiées. Il occupe une chambre agréable que prolonge une petite bibliothèque, le tout donnant sur la verdure du côté de la Marne. Il se promène dans le parc à volonté, tient table ouverte, reçoit chez lui certains malades ou leur rend visite. Constance Quesnet, se faisant passer pour sa fille naturelle, vient le rejoindre en août 1804 et occupe une chambre voisine. Aussitôt enfermé, et pendant des années, il proteste et s’agite. Il fait l’objet d’une étroite surveillance. Sa chambre est régulièrement visitée par les services de police, chargés de saisir tout manuscrit licencieux qui pourrait s’y trouver. Le 5 juin 1807, la police saisit un manuscrit, Les Journées de Florbelle, « dix volumes d’atrocités, de blasphèmes, de scélératesse », « allant au-delà des horreurs de Justine et de Juliette », écrit le préfet Dubois à son ministre Fouché.

Sade sympathise avec le directeur de Charenton, M de Coulmier. Ce dernier avait toujours cru aux vertus thérapeutiques du spectacle sur les maladies mentales. De son côté, le marquis nourrissait une passion sans bornes pour le théâtre. Il va devenir l’ordonnateur de fêtes qui défrayèrent la chronique de l’époque.

Coulmier fait construire un véritable théâtre. En face de la scène s’élèvent des gradins destinés à recevoir une quarantaine de malades mentaux, choisis parmi les moins agités. Le reste de la salle peut recevoir environ deux cents spectateurs, exclusivement recrutés sur invitation. Très vite, il devient du dernier chic d’être convié aux spectacles de Charenton. La distribution des pièces comporte en général un petit nombre d’aliénés, les autres rôles étant tenus soit par des comédiens professionnels, soit par des amateurs avertis comme M de Sade ou Marie-Constance Quesnet. Le marquis compose des pièces pour le théâtre et dirige les répétitions.

Le médecin-chef, en désaccord avec le directeur, estime que la place de Sade n’est pas à l’hôpital mais « dans une maison de sûreté ou un château fort ». La liberté dont il jouit à Charenton est trop grande. Sade n’est pas fou mais rend fou. La société ne peut espérer le soigner, elle doit le soumettre à « la séquestration la plus sévère ». En 1808, le préfet Dubois ordonne son transfert au fort de Ham. La famille intervient auprès de Fouché qui révoque l’ordre et autorise Sade à demeurer à Charenton.

En 1810, Sade a soixante-dix ans. Mais l’auteur de Justine fait toujours peur aux autorités. Le nouveau ministre de l’Intérieur, le comte de Montalivet, resserre la surveillance :

« Considérant que le Sr de Sade est atteint de la plus dangereuse des folies; que ses communications avec les autres habitués de la maison offrent des dangers incalculables; que ses écrits ne sont pas moins insensés que ses paroles et sa conduite, (...) il sera placé dans un local entièrement séparé, de manière que toute communication lui soit interdite sous quelque prétexte que ce soit. On aura le plus grand soin de lui interdire tout usage de crayons, d’encre, de plumes et de papier. »