Le cabinet de curiosités de Bonnier de La Mosson

 

Bonnier fut un amateur d'art et un collectionneur fort savant. Très tôt, il se passionne pour la mécanique. Pendant dix ans, il entretien à ses côtés le sieur Magny, un artisan presque génial ; c'est lui semble-t-il, qui donna le goût de la mécanique à son jeune beau-frère, le duc de Chaulnes, qui, plus tard, aidé de Magny, sera l'un des créateurs de la mécanique de haute précision.

Bibliophile encore célèbre de nos jours, excellent musicien, Bonnier savait manier les pinceaux ; il fut probablement l'un des protecteurs du peintre Jacques de Lajoue, qui aimait, comme lui, créer des scènes où la science et l'art se mêlaient.

 


Le cabinet de physique de Bonnier de La Mosson, d'après Jacques de Lajoue en 1734 (Blessington, Irlande, collection Beit)

Vulgarisation de la physique

Au XVIIIème siècle, très appréciée, la Physique était vulgarisée par des expériences publiques.

L'abbé Nollet, grâce à ses démonstrations, sut convaincre un riche auditoire. Il entra aisément à la Cour, ses Leçons de Physique eurent un grand succès et son dernier ouvrage publié en 1770, L'Art des expériences, n'est autre qu'un manuel de vulgarisation destiné à montrer aux amateurs comment créer un cabinet, construire les instruments, les décorer et préparer les principales solutions qui seraient nécessaires au laboratoire de chimie.

Posséder un véritable laboratoire de chimie dans son hôtel à Paris ou dans son château, voire même un petit observatoire, était une pratique qui n'avait rien d'exceptionnel. Tous les amateurs ne construisaient pas eux-mêmes leurs instruments et faisaient appel à des mécaniciens tels que Butterfield, les Langlois, Passement, Dumothiez, l'abbé Outhier.

Des étrangers en visite à Paris au début du XVIIIème siècle allaient chez le constructeur Butterfield en même temps qu'ils faisaient le tour des beautés de la capitale. Les instruments de physique et d'optique comme ceux d'astronomie offrant un attrait particulier en raison de leur beauté; au début du XVIIIème siècle, le duc d'Orléans possédait un grand miroir ardent, le fermier général Boulogne achetait en bloc le cabinet de l'abbé Nollet au début de la Révolution.

Ces instruments servaient-ils ? Ils servaient probablement peu, cependant les propriétaires des cabinets les plus importants comme Pajot d'Onsenbray, le duc de Chaulnes ou le cardinal de Luynes ont laissé des observations ou des rapports scientifiques prouvant qu'assurément leur intérêt dépassait le simple rassemblement d'objets scientifiques.

Bonnier de la Mosson entreprend deux voyages aux Pays-Bas, pour découvrir des pièces rares.

Un de ses grands plaisirs est de soigner la présentation de ses collections nouvelles. En véritable muséologue, il fait exécuter de subtils décors d'armoires et d'étagères en chêne de Hollande qui mettent en valeur les objets tout en donnant à chaque salle une personnalité qui manque souvent dans certains musées actuels. Pour la première fois il y montre un embryon de classement puisqu'il était divisé en sept salles :

Son cabinet est ouvert au public au moins aussi libéralement que les musées d'aujourd'hui. Parisiens et étrangers y viennent en nombre et le maître de maison prend plaisir à présenter lui-même ses collections.

 

Conservation des collections d'histoire naturelle

La célébrité de ces cabinets ne tenait pas seulement à leur richesse en objets ou à la qualité de leur propriétaire mais aussi aux conditions de la conservation, qui dans le cas des collections d'histoire naturelle présentait les plus grandes difficultés.

Daubenton, garde et démonstrateur du cabinet du Roi, a donné des conseils à cet égard. Les pièces dans lesquelles on doit présenter les collections, recommande-t-il, ne doivent pas être hautes de plafond, "car si on veut meubler les murs dans toute la hauteur et garnir le plafond comme les murs, c'est le seul moyen de faire un ensemble qui ne soit pas interrompu. Surtout ces cabinets doivent être exposés au Nord pour les préserver de l'humidité de l'hiver et des chaleurs de l'été". Il conseille de protéger les pièces du soleil, d'aérer les cabinets uniquement en milieu de journée par temps sec, de surveiller les petits tas de poussières nées des pièces desséchées d'avril à la fin de l'été en raison des insectes qui les rongent. Daubenton insiste surtout sur le fait que le classement des collections doit être méthodique.

 

Le cabinet de curiosités de Bonnier de La Mosson

Ces conseils semblent avoir été scrupuleusement suivis par Bonnier. Les cabinets occupaient tout un appartement en galerie formé de sept pièces en enfilade, au premier étage. Les pièces de l'ancien hôtel de Lude avaient été recloisonnées et les plafonds des cabinets étaient bas (2,20 m pour les plus petites pièces).

Les animaux en fioles étaient conservés dans de l'esprit de vin, de l'alcool camphré ou de l'eau de grain.

Les collections étaient rangées dans des vitrines spécialement aménagées dont les bois avaient été confiés à de bons sculpteurs ornemanistes.

Chaque cabinet était consacré à une discipline (cabinet d'optique, de physique, d'histoire naturelle...) avec un décor adapté, même si le coquillier doublé de satin blanc et le médaillier se trouvaient placés dans un cabinet qui n'était pas exclusivement consacré à l'une ou l'autre de ces collections.

En 1739 et en 1740, il chargea un très habile dessinateur de reproduire à l'échelle de 1/14e , et avec une exactitude parfaite, chaque salle de son cabinet avec tous les objets qu'elle contient. Ces dessins destinés peut-être à être gravés, sont signés Courtonne; sans doute s'agit-il du célèbre architecte-décorateur qui travailla à l'hôtel Matignon et qui pourrait être l'auteur de la décoration des pièces du cabinet de Bonnier. Ces dessins, lavis d'encre de Chine, numérotés de 2 à 9 (il manque peut-être un titre ou un plan d'ensemble), furent reliés au milieu du siècle dernier. Acquis par le grand collectionneur Doucet, ils font actuellement partie de la bibliothèque d'art et d'archéologie de l'université de Paris. Grâce à ces remarquables dessins, à un plan de l'hôtel de Bonnier publié par Blondel, à la description de Dargenville (1742) et au catalogue de vente rédigé en 1744 par Gersaint, l'ami de Watteau, il est possible de visiter salle par salle le fastueux cabinet de Bonnier.

Le catalogue de cette vente existe toujours, établi par le marchand d'art Gersaint, un ami du peintre Watteau. ce Gersaint était un véritable puits de sciences. Il détaille par le menu les collections du défunt Bonnier de la Mosson. Une aile entière de son hôtel particulier de Paris lui était réservée.

Au rez-de-chaussée, bronzes tableaux et porcelaines.
Au premier étage, au-dessus de ces salles d'apparat, s'étend le cabinet proprement dit, composé de sept pièces, en enfilades sur le jardin, trois grandes et quatre petites

Le laboratoire de chimie
La plus petite au bout contenait le laboratoire de chimie, son triple fourneau, ses cornues, son décor germanique de serpents et de dragons. À cette époque, la chimie était surtout du domaine des allemands. Est-ce pour cette raison que le décor du laboratoire à un accent germanique, avec d'admirables fontaines de plomb ornées de serpents et de dragons et des boiseries en faux marbre  ?

L'apothicairerie
La deuxième était vouée à la pharmacie, aux pots d'onguents, aux flacons de cristal d'Angleterre, pleins d'élixirs aussi précieux que le lait virginal et le solvant universel. Avec ses étagères rectilignes garnies de treillis de laiton sur fond de taffetas, le cabinet de pharmacie, ou apothicairerie, qui fait suite, contraste par sa sobriété.

Sur les étagères, des bocaux de toutes espèces : chevrettes pour les sirops, canons pour les électuaires, pots de faïence aux armes de Bonnier pour l'onguent divin et autres merveilles. Des flacons et des bouteilles de cristal d'Angleterre contiennent mille substances réelles ou imaginaires : le baume du Pérou, l'huile de narval, le lait virginal, le dissolvant universel, la poudre d'or rouge de l'abbé Pichon, l'eau des sultanes, l'eau inconnue et bien d'autres ; deux nécessaires enferment tous les instruments pour se gratter et savonner les dents.

Le cabinet du tour
Le cabinet du tour est orné de délicates boiseries, près de la fenêtre se trouve la pièce maîtresse ; un tour de précision avec un dispositif pour guillocher les boites en orfèvrerie ; aux murs, plus de cent outils. On travaillait le bois en gobelets concentriques fins comme du papier

Le cabinet des animaux en fioles
Du cabinet du tour, on passe dans l'ancien droguier, que Bonnier avait transformé en 1740 en cabinet des animaux en fioles. Sur des étagères, des centaines de bocaux contiennent dans un liquide conservateur, non seulement des animaux aquatiques, poulpes,… comme cela se pratique encore de nos jours, mais aussi des petits mammifères et des oiseaux.
Les murs des couloirs étaient couverts de milliers et de milliers de papillons

Le cabinet des pièces anatomiques curieuses
De cette petite pièce, une porte discrète donne accès à un arrière-cabinet installé dans un couloir, côté façade, où à l'abri des regards trop sensibles ou innocents, le maître de maison montrait des pièces d'anatomie curieuses; squelette de bossu aux membres énormes, tête de nègre garnie de sa vraie peau, organes génitaux de l'homme et de la femme reproduits en cire colorée.

Ces quatre cabinets, surmontés par un entresol, sont relativement petits et assez bas sous plafond. Au contraire, les trois dernières pièces sont très vastes, avec des plafonds à plus de cinq mètres de haut

Le cabinet des animaux desséchés
La première constitue le cabinet des animaux desséchés. Face aux fenêtres, trois magnifiques vitrines en bois de Hollande verni, ornées de serpents, supportées par un soubassement galbé, sont surmontées de têtes d'animaux en bois sculpté garnies de cornes véritables.
Sur les murs latéraux, deux autres armoires semblables. Toutes sont garnies de glaces. À l'intérieur de ces armoires, de petits oiseaux aux vives couleurs montés sur des branches de feuillages, de grands papillons collés sur des cartons blancs, des "plantes" marines parmi les plus belles connues à cette époque; dans les vitrines du soubassement : des minéraux rares, des étoiles de mer, des fossiles, des " champignons de mer " coraux que l'on croyait des végétaux et les ammonites fossiles, qui étaient aussi très rares. Sur la console en bois doré, de curieux berceaux de fleurs et de verdures sont constitués par un assemblage de cristallisations artificielles dont un chimiste allemand, venu à Paris vers 1734, avait le secret.
Corne de narval et bézoard étaient les clous des collections du XVIIIe siècle. Le narval est un cétacé des mers froides, dont la corne spiralée rappelle celle des licornes de la légende. la poudre de cette corne passait pour efficace contre tout poison, de même que celle de bézoard ou pierre de fiel, qui est le calcul de la vessie des bœufs. Les princes faisaient courir ces bruits au scandale des médecins ce qui n'empêchait pas un certain nombre de mourir empoisonnés.

Le cabinet de mécanique et de physique
L'aspect de la vaste salle suivante, cabinet de mécanique et de physique, se présente différemment, avec ses longues étagères soutenues par des montants en forme de palmiers. C'était le domaine du génial Alexis Magny, créateur d'automates.
À ce cabinet de mécanique, un des plus beau d'Europe, Gersaint consacre près de quatre-vingt dix pages de son catalogue : il comprend une partie des collections du père Sébastien Truchet, pittoresque personnage, ingénieur, mathématicien, fabricant d'automates, mort en 1729 (Fontenelle prononça son éloge à l'académie des Sciences).
Entre les fenêtres, des instruments d'astronomie, une statuette égyptienne, un puissant aimant qui soutien une lourde boule; à gauche, une cuirasse rehaussée d'or, avec des parties ciselées qui représentent des batailles, aurait appartenu à Charles IX; à droite, la peau d'un veau à deux têtes. Hors du cabinet avait été probablement placé le volumineux modèle d'une machine à battre le grain au moyen de seize fléau mécaniques mus par un cheval, machine inventée par M. Mefrin, inspecteur des Haras de la Provence.
Avec toutes ces machines, il faut mentionner l'extraordinaire "opéra mécanique" placé dans les salles d'apparat du rez-de-chaussée. C'était un coffre de menuiserie de un mètre de large, de deux mètres de haut, de près de huit cent kilos, que l'on pouvait déplacer d'une seule main grâce à des roulettes de l'invention du sieur Magny. Le devant de ce coffre s'ouvrait à deux battants, laissant apparaître une scène sur laquelle des personnages animés par des mécanismes compliqués, mimaient tout un opéra avec changement de décors et d'éclairage. On y voyait la création à partir du chaos, Neptune dans la tempête, Médée parmi les démons, le temple du Soleil et le jardin de l'Amour que visite Vénus avant de remonter au ciel. Un opéra mécanique semblable existait au palais des Tuileries ; Chapuis et Gélis pensent que ces deux pièces exceptionnelles, aujourd'hui disparues pouvaient être l'œuvre du père Sébastien Truchet.

La bibliothèque
La bibliothèque par son décor sobre et élégant contraste avec l'entassement pittoresque mais méthodique du cabinet de mécanique.
Grand bibliophile comme ses parents, Bonnier avait fait relier à ses armes beaucoup d'ouvrages précieux et de manuscrits dont les catalogues imprimés ont été dressé par Gersaint pour les recueil d'estampes et par Barrois pour les autres ouvrages.
La Bibliothèque nationale et celle de l'Arsenal possède quelques unes des magnifiques reliures faîtes pour Bonnier.
Dans la bibliothèque, on peut admirer deux magnifiques globes terrestres et célestes en faïence de Rouen, montés sur pied, un herbier, un médaillier et surtout un coquillier qui était célèbre dans tout Paris. Imaginez une sorte de table de billard dont le dessus serait recouvert de deux panneaux de bois montés sur fortes charnières et qui en s'ouvrant laisse voir un immense écrin de satin blanc d'où s'élèvent de petits portoirs de satin bleu; des centaines de coquilles aux formes et aux couleurs admirables sont artistement placées dans cet écrin; les amateurs de conchyliologie, aussi passionnées à cette époque que les collectionneurs de timbres aujourd'hui, donnaient à chacune un nom pittoresque ; Bonnier possédait l'oreille de Midas, le petit porc-épic, la grimace, la tourterelle, la culotte de suisse, le prépuce, le turban, la perdrix, l'arrosoir, le bouton de camisole, le cœur de Vénus, et combien d'autres.

 

Vente de la collection

On sait que les objets du cabinet et les œuvres d'art qui ornent d'autres salles furent vendus en 1745. Un catalogue conservé à la Bibliothèque nationale (n° V - 32 663), porte en marge les prix et même souvent le nom des acheteurs.

Le prix le plus élevé fut réalisé par deux petits corps de bibliothèques par Cressent, en bois violet, surmontés d'un thermomètre et d'une pendule de Guyon : trois mille deux cent livres.

Les cinq armoires de la salle des animaux desséchés : trois mille (Buffon les acheta pour le cabinet des jardins du roi, aujourd'hui jardin des Plantes et Museum, un établissement public d'enseignement des sciences. Démontées lors de la démolition du cabinet en 1935, elles doivent être restaurées et remontées dans la maison de Buffon); la valeur des glaces qui garnissaient ces armoires entraient pour une large part dans leur prix de vente élevé.

L'opéra mécanique, mille deux cent cinq livres; le tableau mouvant mille cent cinquante et une livres.

Les prix de vente montrent combien en matière de curiosité et d'art, l'échelle des valeurs différait de celle d'aujourd'hui.

Au siècle de l'Encyclopédie on se dispute les objets de sciences et de mécanique; les meubles, les porcelaines, les bronzes, qui donnent leur faste aux appartements, se vendaient mieux que les tableaux, plus difficiles à apprécier. Les œuvres du passé (cuirasses, émaux, croix) ne trouvaient que peu d'acheteurs.

Il était notoire que Bonnier de la Mosson avait dépensé sans compter pour posséder ses curiosités et qu'il avait toujours acquises à grand prix.

Mais si Bonnier possédait un nombre impressionnant d'objets divers que l'on connaît par la description contenue dans le catalogue de vente rédigé par Gersaint (1744-1745), un écrit satirique publié après son décès "Le Turlubleu", pamphlet de Menin, le fait apparaître plutôt comme un oisif curieux aimant la vie et le faste : "De quoi vous servira ce cabinet tant vanté, si vous bornez tout votre mérite à l'amas que vous avez fait de quantité de morceaux de choix et de pièces rares, et si vous ignorez vous-même les connaissances qu'on peut tirer et l'usage qu'on peut faire de choses que vous possédez ?"

À sa mort, à 42 ans en 1744, il était ruiné. Aussitôt, tous ses ennemis, ses créanciers, les syndics des États du Languedoc réclament l'examen des comptes et de la succession. À Paris, ses collections et les plus belles pièces de son mobilier, vendues aux enchères, atteignent des prix énormes pour l'époque; beaucoup sont acquises dit-on par des collectionneurs étrangers.

C'est l'intendant Le Nain en personne qui fait apposer les scellés sur les biens de Bonnier et son subdélégué à Montpellier qui en fait l'inventaire. Cette opération dure du 2 août au 7 décembre 1744 et occupe 330 folios d'un grand registre ! Puis la veuve de Bonnier est contrainte de vendre tous les biens de son mari, tout ce qui se trouve dans l'hôtel de Montpellier (l'actuel hôtel de Rodez-Bénavent) et au château de la Mosson. Cette vente permet notamment à la ville de Nîmes d'acquérir les marbres du château pour décorer son jardin de la Fontaine que l'architecte Mareschal est chargé d'édifier à ce moment-là. C'en est fini des fastes de la Mosson; ils n'ont duré qu'une vingtaine d'années. Les amateurs du temps connaissaient bien son cabinet de curiosité, par tradition ouvert aux curieux de toutes conditions. À la vente aux enchères de ce trésor, le comte de Buffon agissant pour le roi, enlevait pour 3000 livres " le cabinet des insectes et autres animaux desséchés " : les fameuses vitrines et leur contenu.

En 1753 meurt Renée Bonnier de la Mosson.

 

Sources

Travail et pages personnelles de Laure Gigou, une passionnée de l'histoire de sa région : http://pagesperso-orange.fr/laure.gigou/


Partie de la Collection actuelle du Lycée Alain-Fournier en sciences naturelles
Ouvrages (dont Buffon), herbier, échantillons de substances végétales