L'avènement de la chimie moderne

 

 

Les cours de chimie

C'est au XVIIème siècle que la chimie, se débarrassant des idées profondément enracinées chez les alchimistes, commença à prendre corps. L'apothicaire Nicaise Lefebvre donne les premiers cours de chimie et publie un Traité de Chimie dans les années 1660. [ö]

"Ce n'est pas dans les livres qu'on peut prendre de chimie : cette science doit, comme toutes les sciences pratiques, être d'abord démontrée aux sens... Cette instruction commençant par l'exercice des sens, on la doit nécessairement chercher dans les leçons publiques et dans les cours particuliers que les chimistes zélés pour les progrès de leur art ont ouvert depuis quelques années dans les principales villes d'Europe".

Deux français sont particulièrement reconnus : Nicolas Lémery (1645-1715) et Guillaume-François Rouelle (1703-1770).


Nicolas Lémery

Nicolas Lémery a donné à la chimie une impulsion décisive. Après des études de pharmacie, il vient à Paris dès 1666 pour se perfectionner en chimie. Au Jardin royal des Plantes, il y suit les cours du successeur de Nicaise Lefebvre, Christophe Glaser, apothicaire ordinaire de Louis XIV ; il est déçu par l'enseignement de ce dernier, qui "était plein d'idées obscures, avare de ces idées-là même, et très peu sociable".

Il était usuel pour l'époque de parcourir la France pour poursuivre son instruction : à Montpellier, Lémery donna quelques cours qui firent beaucoup d'impression, même auprès des illustres professeurs de la Faculté de Médecine. A son retour à Paris, il devient  apothicaire du Roi et de Monseigneur de Grand Prévost de France ; il continue de donner des cours publics très appréciés. Son Cours de Chimie, publié en 1675, fut réédité de nombreuses fois et traduit en de nombreuses langues ; il restera un ouvrage classique jusqu'en 1723.

Dans cet ouvrage, ce sont avant tout la simplicité de l'exposé et la clarté des descriptions qui marquent. Lémery prône la souveraineté de la méthode expérimentale : "les belles imaginations des autres philosophes élèvent l'esprit par de grandes idées, mais elles ne prouvent rien démonstrativement, et comme la chimie est une science démonstrative, elle ne reçoit pour fondement que ce qui lui est palpable et démonstratif." L'influence de ce précurseur fut indéniable, et ce sur tous les chimistes de son temps en Europe.

En savoir plus : B. Bourdoncle et l'histoire de la chimie

 


Guillaume-François Rouelle


"Les cours que M. Rouelle fait à Paris depuis quinze années sont de l'aveu même des étrangers ce qu'il y a de mieux en ce genre. L'ordre dans lequel les objets particuliers y sont présentés, l'abondance et le choix des exemples, le soin et l'exactitude avec lesquels les opérations y sont exécutées, l'origine et la liaison des phénomènes qu'on y fait observer, les vues neuves, lumineuses, étendues qui y sont suggérées, les excellents préceptes de manuel qui y sont enseignés et enfin la bonne, la saine doctrine qu'on y résume de toutes les connaissances particulières, tous ces avantages, dis-je, font du laboratoire de cet habile chimiste une si bonne école, qu'on peut en deux cours avec des dispositions ordinaires, en sortir assez instruit pour mériter le titre d'amateur distingué ou d'artiste capable de s'appliquer avec succès aux recherches chimiques. Ce jugement est confirmé par l'exemple de tous les chimistes français dont le premier goût de chimie est postérieur aux premiers cours de Rouelle.
Je n'ai pas cru pouvoir mieux finir cet article que j'ai uniquement destiné à exciter le goût de la chimie qu'en indiquant au lecteur, à qui j'aurai pu l'inspirer, la source dans laquelle il pourra le satisfaire avec le plus d'avantage.
"

Fils d'un paysan normand, Rouelle ouvre une pharmacie à Paris où il entreprend des recherches en chimie. Il se prend au jeu de l'enseignement et fait merveille par son élocutions, des idées et son habileté expérimentale. En 1742, il est fait démonstrateur de chimie au Jardin du Roi aux côtés du professeur Bourdelin. C'est là qu'il passionna des foules parmi lesquelles un certain Lavoisier.

Le cours magistral de Rouelle : manuscrit complet et exposé par Christine Lehman

Autre référence : JACQUES Jean, Le cours de Chimie de G.-F. Rouelle recueilli par Diderot in Revue d'Histoire des Sciences n°18-1 (1985), p. 43 à 53

 

 

La chimie moderne

Bien souvent, c'est justement Lavoisier qui, en montrant le rôle de l'oxygène dans les phénomènes chimiques, est considéré comme le père de la chimie moderne. Il était tout de moins le premier à interpréter ses observations de manière satisfaisante.

Pourtant, Lefebvre avait pressenti qu'il devait exister dans la nature quelque chose d'analogue à l'élément prédestiné de Paracelse, qu'il appelait "esprit universel" ; sans jamais l'avoir entrevu, il lui attribuait un rôle semblable à celui que l'on connaît pour l'oxygène, y compris dans la respiration, dans une réaction avec le sang. Au XVIIème siècle, l'apothicaire Brun de Bergerac avait observé que l'étain ou le plomb augmentent de masse quand on les calcine ; Lémery lui-même interprétait cette augmentation de masse par l'union du métal à des corpuscules ignés lors de la calcination.

En 1717, Georges-Ernest Stahl attribue au feu le rôle que l'air joue dans ces phénomènes et "brouille les pistes". Cette hypothèse est saluée par l'ensemble de la communauté scientifique ; dans l'Encyclopédie, on parle d'un "état de perfection où maniée par d'habiles mains, elle pourrait faire changer de face la physique, la présenter sous un jour nouveau". Stahl distinguait le feu libre du feu fixe ou combiné ; il était convaincu que lors de la combustion quelque chose était expulsé du corps qui brûlait ou se calcinait, toutes les substances renfermant intrinsèquement un principe de combustibilité : c'est alors leur combinaison avec le feu qui les rend combustibles. Ce principe sera appelé phlogiston (flamme) par les disciples de Stahl. Ce principe est insaisissable à l'état de combinaison et ne devient sensible qu'au moment où il se dégage d'un corps, et constitue alors le feu accompagné de lumière ou de chaleur. La combustion consiste donc au passage du feu combiné (phlogistique) à l'état de feu libre.
Toutes les substances se composent donc d'une part d'un principe inflammable, le phlogistique, et d'autre part, d'un élément qui varie selon les corps ; plus une substance est riche en phlogistique et plus elle est inflammable.

Lorsqu'on chauffe le métal, son phlogistique se dégage alors que la chaux reste ; cette dernière n'apparaît qu'après calcination. Pour lui redonner ses propriétés de métal, il faut lui redonner son phlogistique, i.e. le chauffer avec un corps qui en est riche (le charbon, par exemple). Si le lithiage ou le minium sont plus lourds que le plomb qui les fournit, c'est tout simplement parce que le phlogistique est plus léger que l'air et tend à soulever le corps avec lequel il est combiné... et à lui faire perdre une partie de sa masse !

La plupart des savants de l'époque était séduite par la théorie de Stahl. D'après l'Encyclopédie, le chimiste est un "génie, vaste, pénétrant, précis, enrichi par les connaissances élémentaires de toute espèce. Tout ce qu'il a écrit est marqué au coin du grand et fourmille en ce genre d'images qui s'étendent au-delà de l'objet sensible et qui finissent, pour ainsi dire, par un long sillon de lumière qui brille aussi loin que la vue de l'esprit peut le suivre".

Cependant, en France, quelques-uns peinent à admettre l'existence de ce principe idéal et insaisissable, le phlogistique. La découverte de l'oxygène devait ruiner la théorie du phlogistique. Priestley, le pharmacien suédois Scheele et les élèves de Rouelle, Bayen et Lavoisier, y participèrent notablement.

En 1766, alors qu'il travaille sur les eaux minérales de Bagnères-de-Luchon, le pharmacien militaire Bayen assène un premier coup à la théorie de Stahl en décrivant une expérience relative à la réduction des chaux métalliques par la chaleur seule sans intervention de charbon. L'idée était de montrer la présence de soufre dans cette eau ; pour ce faire, Bayen avait imaginé d'obtenir du sulfure de mercure en le traitant avec du nitrate de mercure. En faisant sublimer le précipité obtenu, il remarqua la formation de globules de mercure, à côté des cristaux de cinabre (sulfure de mercure), dans le col de la cornue.


cristaux de cinabre

Après avoir répété ces expériences sur le cinabre, il eut l'idée de traiter les chaux métalliques (oxydes) par le charbon. Il observa qu'il se forme un gaz plus lourd que l'air, soluble dans l'eau et la rendant acide : c'est l'anhydride carbonique ou "air fixe". En supprimant l'emploi du carbone, il constata qu'il se dégage, par la chaleur, un gaz encore plus dense que l'air et moins que le gaz carbonique ; par ailleurs, la masse du métal et du gaz recueilli correspond à celui du composé de départ.
Ces résultats, publiés entre 1774 et 1775, n'étaient pas en accord avec la théorie de Stahl. Pour Bayen, "le corps qui s'unit aux métaux pendant la calcination est un fluide élastique, fourni par l'atmosphère".

Peu d'années auparavant, en 1771, Priestley avait obtenu, en chauffant du nitre, un gaz singulier qui augmentait la combustion d'une chandelle au lieu de l'éteindre. "Ces faits, disait Priestley, me paraissent très extraordinaires et importants : ils pourront dans des mains habiles conduire à des découvertes considérables."
Trois ans plus tard, il isolait l'oxygène et reconnaissait ses propriétés.
"Le 1er août 1774, dit-il, je tâchai de tirer de l'air du mercure calciné per se, et je trouvai sur-le-champ que, par le moyen d'une forte lentille, j'en chassai l'air très promptement. Ayant recueilli de cet air environ 3 à 4 fois le volume de mes matériaux, j'y admis de l'eau, et je trouvai qu'elle ne s'absorbait point ; mais ce qui me surprit plus que je ne puis l'exprimer, c'est qu'une chandelle brûla dans cet air avec une flamme d'une vigueur remarquable."

Priestley obtint le même gaz avec le précipité rouge. Doutant de la pureté de son produit, il s'en procura pour refaire l'expérience, un échantillon à Paris où, dit-il, "il savait qu'il y avait de très habiles chimistes". En même temps, il faisait part de sa découverte à Lavoisier.

Enfin, en mars 1775, il remarquait que ce gaz est "non moins bon à respirer, sinon meilleur, que l'air commun".

Bayen, qui avait eu le même gaz entre les mains, d'avait pas reconnu ses propriétés fondamentales, parce qu'il n'eut pas l'idée de plonger dedans un corps combustible. Il faut signaler que Lavoisier non plus ne l'eut pas davantage.

 

A cette époque, Lavoisier travaillait également sur les chaux, de plomb et d'étain notamment. Il n'avait pas encore recueilli l'oxygène, même s'il avait reconnu l'augmentation de masse des métaux et qu'il l'avait attribuée à la fixation d'une matière aérienne, mais sa pensée n'était pas arrivée au point de pouvoir trancher la question du phlogistique.

Lassus, ancien secrétaire de l'Académie des Sciences, attribue d'ailleurs à Bayen le mérite d'avoir mis Lavoisier sur la voie de ses découvertes. "Lorsque Bayen vint, di-il, offrir à l'Académie ses recherches sur les précipités, Lavoisier, qui était présent, s'occupait aussi des oxydes métalliques. Eclairé par le trait de lumière qui se répandait sur la science, il rentre aussitôt dans son laboratoire répéter les expériences de Bayen, les trouve exactes, et déchire le voile que Bayen n'avait fait qu'entr'ouvrir."
Les registres de laboratoire de Lavoisier confirment que celui-ci a multiplié les expériences sur le "précipité per se" en 1775 et 1776, c'est-à-dire postérieurement aux communications de Bayen et à sa conversation avec Priestley, mais ce n'est que trois ans et demi après qu'il rejetait la théorie du phlogistique.

Cette même année 1776, Scheele, déjà renommé, publiait son Traité chimique de l'air et du feu. S'il trouva, en effet, l'oxygène presque en même temps que Priestley, c'est à lui que revient, de plus, le mérite de l'avoir découvert dans l'air atmosphérique.
Il a établi le premier que celui-ci est composé essentiellement de deux gaz. Dans son mémoire sur La composition de l'air, il reconnaît que l'air n'est pas une combinaison, mais un mélange. "L'un des gaz est, dit-il, l'air vicié ou corrompu (le diazote), puisqu'il est absolument dangereux et mortel, l'autre est un air pur, ou air de feu, parce qu'il est tout à fait salutaire et qu'il entretient la respiration."
Ni lui, ni Priestley d'ailleurs, ne surent tirer partie de leur découverte les conclusions qui devaient donner une nouvel essor à la chimie parce que ni l'un, ni l'autre n'eurent la sagacité de réfuter la théorie du phlogistique. Pour Scheele, la chaleur et la lumière restent composées de phlogistique  et d'air de feu. Il les suppose tous les deux pesants, mais il admet cependant, conclusion bizarre, que leur combinaison peut résulter un corps sans pesanteur, assez subtil pour traverser le verre et se transformer en chaleur, puis en lumière.
Il avait bien remarqué encore que "l'air corrompu" était moins dense que l'air, mais il le considère comme dilaté par le dégagement de chaleur produit par la combustion du corps qui avait absorbé l'oxygène.

On pourrait s'étonner que de si étranges déductions soient données à des observations si exactes si l'on ne savait combien il est difficile de se libérer de l'influence de théories erronées en vogue. C'est la marque du génie de pouvoir s'en affranchir, et ce fut précisément le mérite de Lavoisier d'y réussir. Grâce à lui, une nouvelle orientation était imprimée à la chimie. Désormais basée sur des fondements solides, elle devait prendre un prodigieux essor.
Cette évolution allait suivre de près la publication de l'Encyclopédie, bien qu'on puisse attribuer à celle-ci une influence certaine. Tout au plus, peut-on supposer qu'elle avait pu donner, à Lavoisier notamment, l'idée de suivre les leçons de Rouelle, et que ce maître avait su infuser à son élève, en même temps que le goût de la recherche, le sens critique qui conduit aux découvertes.
Quoi qu'il en soit, il est curieux de remarquer que le progrès scientifique allait coïncider avec la révolution dans les institutions, et que tous les deux ont été, avant tout, l'œuvre d'hommes de la même nation.

 

Source : BEDEL Charles : L'avènement de la chimie moderne in Revue d'Histoire des Sciences n°1951-4 (1951), p. 324 à 333