L'Encyclopédie et la physique
L'Encyclopédie constitue une mine inépuisable d'enseignements et de documents pour l'historien des sciences de la Nature. Ce gigantesque monument de la « civilisation écrite » et de notre culture nationale reflète fidèlement et complètement l'état de développement de ces sciences au milieu du XVIIIème siècle. Techniques de la production ; organisation (1) ; équipement, méthodes et résultats de l'expérimentation scientifique ; degré et formes de l'élaboration théorique, rationnelle de la connaissance scientifique ; lutte d'idées inhérente au progrès de la pensée scientifique, et rapports de cette lutte avec les luttes d'idées sur le plan social par la médiation des conceptions philosophiques. Tout cela, on le voit vivre et se développer en lisant le Dictionnaire raisonné des Sciences, des Lettres et des Arts.
Dans le cours historique de la croissance des forces productives, l'Encyclopédie paraît au moment où s'amorce l'apogée de la période manufacturière, au moment où approche le passage à la phase suivante de la production capitaliste, celle de la grande industrie. En rassemblant un grand nombre d'ouvriers dans un même lieu de travail, la manufacture produit de nouvelles formes de la division du travail, un degré supérieur de l'organisation de la production et développe l'emploi de la machine-outil. L'apogée de la période manufacturière est précisément caractérisée par la généralisation de l'emploi de la machine-outil dans les manufactures. Or, c'est la machine-outil qui réalise la condition nécessaire du passage à la grande industrie, qui rend l'industrie toute prête à l'utilisation de plus en plus large de la vapeur et de l'électricité. Sous la poussée des besoins du commerce mondial, le manœuvre tournant des journées entières la manivelle et servant de moteur à toute une machine compliquée, ce manœuvre représenté dans nombre de planches de l'Encyclopédie, disparaîtra et sera remplacé de plus en plus par la force hydraulique pendant la période manufacturière même, puis, pendant la période suivante, par les moteurs thermiques et électriques non astreints aux servitudes géographiques de la chute d'eau.
Mais, ainsi que Marx l'a démontré, la construction des machines, la navigation océane, etc., tout ce progrès des forces productives ne pouvait se faire sans déchirer le voile des secrets que les corporations de métiers « gardaient avec une jalousie inquiète », sans bouleverser les cloisons étanches entre métiers. L'industrie ne pouvait se développer sans éclairer les procès de production à la lumière de la raison et de l'expérimentation scientifique, sans les unifier, sans remplacer la recette empirique par la technologie, la routine par la science. L'industrie, dit Marx, « créa la science toute moderne de la technologie, elle réduisit les configurations de la vie industrielle, bigarrées, stéréotypées et sans lien apparent, à des applications variées de la science de la nature ». (2)
C'est dans ce mouvement historique général du passage de l'artisanat médiéval à l'industrie moderne que s'explique et prend tout son sens l'admirable, immense et fécond effort des Encyclopédistes pour promouvoir, et diffuser dans le peuple, cette « science toute moderne de la technologie ». Diderot écrit dans l'avertissement du tome IV :
« Les faits ne seront plus ensevelis dans les ateliers et dans les mains des artistes. Ils seront dévoilés au philosophe et la réflexion pourra enfin éclairer et simplifier une pratique aveugle. »
L'Encyclopédie est le premier et monumental ouvrage de technologie moderne générale. Et ce n'est pas un simple recensement statique de recettes qu'elle se donne pour tâche. Diderot nous en avertit : se plaçant à l' avant-garde du progrès de l'industrie, elle veut stimuler ce progrès. L'article Industrie n'est qu'une glorification de la machine. Il démontre, par une argumentation économique serrée, que diminuer le travail, augmenter la consommation des marchandises vendues à meilleur marché, « tel est l'effet des moulins à eau, des moulins à vent, des métiers et de tant d'autres machines, fruits d'une industrie précieuse ».
Il cite en exemple la Grande-Bretagne, et met à l'honneur Vaucanson. Les machines étudiées dans le corps du Dictionnaire, et représentées dans les magnifiques gravures des Planches sont en général les plus récentes, « les plus parfaites ». Le simple examen des Planches rend éclatant le haut degré de développement atteint dans la construction et l'emploi de la machine-outil, notamment en sidérurgie, plomberie (laminoir), charpenterie (machine à scier les planches ; à scier le bois dans l'eau), architecture (moulins à scier les pierres en dalles), verrerie (machines à polir les glaces), filatures, tissages (tour Vaucanson et moulins du Piémont), horlogerie (machine à fendre les roues ; à tailler les fusées), papeterie (moulins à maillets), lunetterie (machines à couper et à polir les verres), hydraulique (machines à élever l'eau ; Marly, la Samaritaine, Notre-Dame, etc.).
La pompe à feu de Newcomen, première forme de la machine à vapeur, est en service depuis 1711 en Angleterre pour l'exhaure ou épuisement de l'eau dans certaines mines. En 1750, la pompe à feu n'est donc qu'à ses débuts, il n'y en a que deux en France, et nul ne peut prévoir encore sa grandiose destinée. Et pourtant, les Encyclopédistes, à l'affût de toutes les manifestations du nouveau, la mettent à la place d'honneur en lui consacrant 6 pages. La machme décrite est celle du bois de Bossu « dans le Hainaut autrichien, et la plus parfaite que nous ayons dans les environs » (Feu). Les données en ont été communiquées par « M. P... homme d'un mérite distingué qui a bien voulu s'intéresser à la perfection de notre ouvrage ». Il s'agit vraisemblablement d'un manufacturier, ce qui fournirait un exemple de l'intérêt direct que portait à l'Encyclopédie la bourgeoisie industrielle. La description de la machine est minutieuse, les formules données pour calculer ses dimensions illustrent le caractère scientifique que prend de plus en plus l'industrie. Deux hommes — un chef et un chauffeur — suffisent pour la faire marcher; en régime de marche normal, 14 impulsions par minute, elle élève 255 muids par heure à la hauteur de 242 pieds (1 muid = 8 pieds cubes). La pompe a coûté au total, main-d'œuvre comprise, 55.000 livres. L'auteur de l'article ne peut cacher son admiration pour cette machine nouvelle. Le jeu, dit-il, en est extraordinaire, et aux yeux d'un « cartésien conséquent », partisan jusqu'au bout de la théorie des animaux- machines, elle doit être « une espèce d'animal vivant, aspirant, agissant, se mouvant par lui-même par le moyen de l'air, tant qu'il y a de la chaleur » (ibid.).
Cependant, l'abondance des considérations sur les meilleures conditions d'emploi de la force des hommes et du cheval (article Force), la place prépondérante accordée aux machines hydrauliques à l'article Machine, reflètent bien les sources d'énergie dominantes à l'époque manufacturière, la plus importante, et de beaucoup, restant encore le muscle de l'homme. La critique de la grande manufacture concentrée, le plaidoyer en faveur de la « manufacture dispersée », c'est-à-dire de l'exploitation par le capitaliste du travail à domicile, et en faveur de l'artisan libre, l'apologie du travail du « laboureur » et de la production agraire (Manufacture) expriment le point de vue d'une partie de la bourgeoisie industrielle et celui de la petite bourgeoisie, de tendances physiocrate et parfois « rousseauiste », tout cela reflète des contradictions d'intérêts au sein même de la bourgeoisie. Mais la tendance dominante dans le mouvement encyclopédiste va sans conteste vers la promotion du machinisme, vers la science investie dans la production pour le plus grand bien de toute la société, « car on voit toujours marcher d'un pas égal les besoins, l'industrie et les connaissances » (Industrie) .
Du reste, la relation entre la science et la pratique, les Encyclopédistes l'ont fort justement analysée pour leur temps. Ils ont souvent indiqué que la science est originaire de la pratique et que les découvertes scientifiques retournent tôt ou tard à la pratique pour la féconder. Témoins la citation de Diderot ci-dessus, et ce» jugement de d'Alembert :.
« Pour peu qu'on ait réfléchi sur les liaisons que les découvertes, ont entre elles, il est facile de s'apercevoir que les sciences et les arts se prêtent mutuellement des secours, et qu'il y a par conséquent une chaîne qui les unit » (Discours préliminaire : But).
L'article Chymie, entre autres, est remarquable à ce sujet. Remarquable aussi le fait que, pour chaque instrument de physique — voir baromètre, thermomètre, aimant porteur, etc. — est donnée " avec minutie sa construction, sa technologie.
* * *
En 1750 une branche des sciences de la nature non seulement est développée plus avant que les autres, mais les domine toutes d'une manière écrasante : c'est la Mécanique. Cela s'explique parfaitement. D'une part, le mouvement mécanique macroscopique, le changement de lieu des corps de taille visible, est le mouvement le plus apparent, le plus apte, d'emblée, à soumettre à la géométrie et au calcul. D'autre part, au cours de la période manufacturière, les problèmes techniques- dominants, posés par la production, concernent la construction de machines-outils, la grande navigation (astronomie — donc aussi optique — équilibre du navire, horlogerie), l'exhaure et l'aération des mines (pompes à eau et à air), l'art de la construction et aussi la balistique. Tous ces problèmes concourent vers la Mécanique qu'ils poussent jusqu'à un haut degré d'élaboration théorique (3). Il n'y a pas encore en France de grande industrie chimique, elle naîtra pendant la Révolution, bénéficiant de l'œuvre de Lavoisier par quoi la chimie accédera définitivement du degré de la connaissance empirique à celui de la connaissance rationnelle. A part la boussole, électricité et magnétisme n'ont pas d'applications pratiques, et quant à la théorie des processus thermiques et thermodynamiques, il est bien connu qu'elle ne commencera d'atteindre un niveau comparable à celui de la Mécanique de 1750 qu'un siècle plus tard, lorsque la machine à vapeur se répandra sur tout le continent européen.
Lorsque l'Encyclopédie paraît (4), l'œuvre de Newton vient d'être propagée en France où les tourbillons cartésiens n'ont plus guère de crédit. D'Alembert a publié son Traité de dynamique, Maupertuis ses deux mémoires célèbres sur le principe de l'action minimum, Euler son ouvrage Methodus inveniendi lineas... (1744) où il trouve, indépendamment de Maupertuis, que ce même principe s'applique au mouvement du point matériel dans un champ de forces centrales. Glairaut a produit sa théorie de l'équilibre d'une masse fluide dans un champ de gravitation, D. Bernoulli et d'Alembert leurs traités respectifs sur l'équilibre et le mouvement des fluides. La Mécanique rationnelle a donc atteint comme nous le disions, un haut degré d'élaboration théorique. Elle est déjà classée comme une branche des Mathématiques. Cependant l'Encyclopédie n'oublie pas le lien vital de la Mécanique avec la pratique (5) : elle adopte l'opinion de Newton qui identifie la Mécanique rationnelle avec la Géométrie, laquelle « est fondée sur des pratiques mécaniques, et... n'est pas autre chose que cette pratique de la Mécanique universelle, qui explique et qui démontre l'art de mesurer exactement ».
Mais comme « la plupart des arts manuels ont comme objet le mouvement des corps, on .a appliqué le nom de Géométrie à la partie (de la connaissance rationnelle G. V.) qui a pour objet l'étendue, et le nom de mécanique à celle qui considère le mouvement » (Mécanique).
Soulignons au passage la haute valeur scientifique de l'Encyclopédie. Tous lès articles scientifiques sont dans l'ensemble d'une très belle tenue. Les expériences sont décrites avec un soin scrupuleux, les théories contradictoires honnêtement exposées les unes et les autres, des références sont données à des ouvrages toujours récents et signés des meilleurs auteurs, ou encore à des Mémoires présentés aux Académies des Sciences (Paris, Berlin, St Petersbourg, Soc. Roy. de Londres), afin d'orienter le lecteur désireux de pousser l'étude plus loin. On ne saurait trop souligner non plus la clarté de ces articles, leur valeur pédagogique incomparable. Ajoutons que, y compris pour le chercheur d'aujourd'hui, l'Encyclopédie apparaît, grâce aux Tables analytiques, sorte de dictionnaires des associations d'idées, un instrument de travail commode et agréable.
Nous ne traiterons pas ici, cette étude étant exposée ailleurs, de la Mécanique dans l'Encyclopédie. Nous nous bornerons aux aspects proprement physiques de cette science. La lutte des idées en mécanique se mène alors autour de trois thèmes principaux : la force vive, le principe de la moindre action et l'attraction gravitationnelle.
Le premier thème pose le problème de la mesure du mouvement mécanique. Par son principe des vitesses virtuelles, d'Alembert a le grand mérite de concevoir l'équilibre mécanique, non comme un néant de mouvement, mais comme une compensation de mouvements contraires : sa conception est donc dialectique, antimétaphysique. Dans l'Encyclopédie, il rappelle que du principe des vitesses virtuelles il a déduit la conservation des forces vives, et en a démontré, contrairement à D. Bernoulli qui n'a pas donné de démonstration, l'application au mouvement des fluides, ainsi qu'aux systèmes de corps liés par des verges inflexibles ou des fils et qu'aux chocs élastiques. Pour lui, le principe de la conservation des forces vives « abrège », « facilite la solution d'un grand nombre de problèmes de dynamique », mais, c'est un « principe indirect et secondaire », un simple « théorème » devait-on dire plus tard.
Et sur la querelle proprement dite, cette « espèce de schisme entre les savants sur la mesure des forces », on sait qu'il conclut à « une dispute de mots inutile à la mécanique » (Force), mais sans résoudre le problème, qu'il essaie d'escamoter lui aussi derrière des mots. En tout cas, il rejette l'idée cartésienne de la conservation du mouvement dans la nature.
« Descartes, dit-il, prétendait faussement que le mouvement ne doit pas se perdre » (Force ; voir aussi Mouvement, quantité de mouvement).
L'admission de la non-conservation du mouvement mécanique a été imposée par la pratique de la Mécanique, qui a démontré l'impossibilité du mouvement perpétuel. Lorsque l'Encyclopédie paraît, la science a déjà tranché la question du mouvement perpétuel. Le Dictionnaire envoie au diable ceux qui gaspillent leur ingéniosité à cette recherche stérile : « C'est... plutôt une insulte qu'un éloge, de dire de quelqu'un qu'il cherche le mouvement perpétuel » (Perpétuel). L'essentiel de l'argumentation remarquable de d'Alembert, c'est que « dans l'état présent des choses la résistance de l'air, les frottements, doivent nécessairement sans cesse retarder le mouvement » à moins de supposer « que toute résistance fût entièrement anéantie, ce qui est physiquement impossible » (ibid.). Le mobile se meut, sur Terre, « dans un milieu » qui rend la perte inévitable. Or l'on ne peut espérer la compenser par « la disposition et la combinaison des puissances mécaniques », car le principe des vitesses virtuelles s'y oppose. Si l'on considère en effet le levier d'un point de vue statique, il paraît créer de la force, mais si on le considère en mouvement « on verra que les 25 livres ne peuvent élever les 100 qu'en parcourant dans le même temps un espace 4 fois plus grand, ainsi les quantités de mouvements seront les mêmes... » (ibid.). Une quantité de mouvement mécanique n'en peut donc produire une autre qu'au plus égale à elle, en réalité inférieure à cause de la perte dans le milieu.
D'Alembert ajoute à la sienne l'argumentation de Maupertuis, qui part du fait que les chercheurs du mouvement perpétuel excluent tous l'air et l'eau comme forces motrices, et s'en tiennent exclusivement à ,1a pesanteur et aux chocs. Or, si un poids P descendant de h remonte P' à la hauteur h', le produit P' h' est au plus égal — en réalité inférieur à cause de la perte — à Ph. Et, dans les chocs, l'élasticité n'est jamais parfaite, de sorte qu'il en résulte une perte supplémentaire. D'Alembert raisonne en physicien conséquent, tirant de l'expérience, des faits et des lois connues de la matière, la leçon qui s'impose. Cependant, il n'est pas un empiriste borné, mais un philosophe, c'est pourquoi il ne manque pas de poser l'inévitable question : comment se renouvelle continuellement, dans la nature, le mouvement mécanique qui se perd ? La réponse, il la fait donner par Newton : la gravité, les transformations chimiques, y compris celles qui mettent en feu l'intérieur de la Terre et le Soleil lui-même, l'élasticité, etc., et aussi la « volonté humaine » à l'œuvre dans le travail manuel, voilà les sources d'où jaillit le mouvement mécanique. D'Alembert raisonne là en matérialiste conséquent : la nature est capable de recréer par elle-même le mouvement détruit, sans l'intervention d'un « principe » étranger à la nature, « surnaturel ».
Cependant, revenant sur cette importante question à propos des conceptions philosophiques des Encyclopédistes, nous montrerons que d'Alembert, en abandonnant l'idée cartésienne de la conservation quantitative du mouvement, privait la science physique de ses fondements théoriques.
L'article Action résume les mémoires de Maupertuis et mentionne la Methodus... d'Euler. L'application du principe d'action minimum à la lumière conduit à donner raison à Newton, qui suppose la vitesse de la lumière plus grande dans le milieu le plus réfringent, contre Fermât, dont le principe du temps de parcours minimum exigeait la clause contraire (d'Alembert ne le dit pas, mais la théorie ondulatoire de Huygens confirmait Fermât). Pour « concilier » les deux théories « il suffît », dit d'Alembert, de « faire un assez léger changement au calcul fondé sur le principe de M. Fermât ». Si ds1, ds2, v1 et v2, désignent respectivement les parcours infiniment petits et les vitesses dans les milieux 1 et 2, selon Fermât, on doit avoir
ds1/v1 = − ds2/v2
Et selon Maupertuis
ds1.v1 = — ds2.v2
« Léger changement » en vérité ! La loi physique est changée en sa contraire. Et il en est de même tout naturellement de son expression mathématique, où la division est transformée en multiplication. Ici comme dans la « conciliation » entre mv et mv2, se manifeste une tendance au formalisme chez d'Alembert, à qui le symbolisme mathématique fait parfois oublier la réalité, en violation d'ailleurs de ses propres préceptes (6). Seule la Mécanique ondulatoire de L. de Broglie devait résoudre la difficulté que soulève l'application à la lumière de la* loi maupertuisienne de l'action stationnaire.
Concernant le finalisme, contre quoi lutte le mouvement d'idées encyclopédiste, remarquable est la différence entre la position de d'Alembert vers 1750 et lors de l'édition de 1758 du Traité de dynamique. Dans l'Encyclopédie, il loue Maupertuis pour avoir « su allier la métaphysique des causes finales avec les vérités fondamentales de la mécanique » (Action). Il ne fait de réserves qu'au sujet de la « dépense de la nature » mesurée selon Maupertuis par la quantité d'action. Cette « dépense », dit-il, ne doit pas être prise « dans un sens métaphysique et rigoureux, mais dans un sens purement mathématique, c'est-à-dire pour une quantité qui, dans plusieurs cas, est minimum » (ibid.). Tandis qu'en 1758, d'Alembert condamnera formellement toute intervention des causes finales dans l'explication du mouvement mécanique ; il bannira de la science « les démonstrations que plusieurs philosophes ont données des lois du mouvement d'après le principe des causes finales, c'est- à-dire d'après les vues que l'Auteur de la nature a dû se proposer en établissant ces lois ».
Il précisera sa position, qui est fermement matérialiste, en ces termes :
« Les lois de la statique et de la mécanique, exposées dans ce livre, sont celles qui résultent de l'existence de la matière et du mouvement. Or, l'expérience nous prouve que ces lois s'observent en effet, dans les corps qui nous environnent. Donc, les lois de l'équilibre et du mouvement, telles que l'observation nous les fait connaître, sont de vérité nécessaire. »
Nous sommes là dans un secteur important de la lutte de la pensée scientifique, matérialiste, des Encyclopédistes contre la théologie et la métaphysique. De 1750 à 1758, cette lutte s'est donc raidie.
Passons au .problème de l'attraction et de la répulsion. D'abord, quelle est la cause du mouvement mécanique d'attraction ? Autrement dit, quel est le mouvement caché qui se convertit en énergie cinétique lorsque deux corps attirants se rapprochent spontanément ? Difficile problème qui est loin d'être résolu aujourd'hui, encore que la théorie géométrique de la gravitation, d'Einstein, ait soulevé un coin du voile.
Newton a raison, et ses détracteurs tort, affirme d'Alembert ; il a raison de poser l'attraction comme un fait, bien que sa cause nous soit, pour le moment, inconnue. En particulier, l'attraction seule peut expliquer la Chimie. Quant à cette cause, la « première" idée d'un philosophe » doit être « l'impulsion d'un fluide ». Mais il faut l'abandonner car dès qu'on entre dans les détails, on se heurte à des difficultés insurmontables. Si l'explication par l'impulsion nous paraît simple, c'est parce qu' « on Ta toujours vu », dit d'Alembert, et sa remarque est très profonde, car il est vrai que le simple, c'est ce qui est historiquement très vieux, et partant devenu familier au sens commun, aux masses humaines. Cependant, en réfléchissant, on s'habitue très bien, dit-il, à cette idée que l'attraction à distance, sans intervention du milieu, est une « propriété primordiale de la matière », surtout « dès que l'on admet un être intelligent et auteur de tout » (Attraction). Ceci est un exemple des flottements et des inconséquences de la pensée de d'Alembert, de ses concessions à la métaphysique.
Qu'en est-il de la répulsion ? Newton pensait que « comme en algèbre les grandeurs négatives commencent où les positives cessent, de même dans la Physique la force répulsive doit commencer où la force attractive cesse » (Répulsion). Trait de génie, compréhension de l'unité dialectique des contraires dans la nature. Et il expliquait ainsi l'expulsion des corpuscules lumineux par le soleil, exactement comme nous expliquons aujourd'hui l'expulsion d'une particule alpha par un noyau radioactif.
Mais ses sectateurs (Keill, Friend, etc.) veulent expliquer tous les phénomènes de la nature par l'attraction seule — cohésion, capillarité, fluidité, dissolution, coagulation et cristallisation, transformations chimiques, etc. On lira leurs thèses à l'article Attraction.
« Nous ne prétendons point cependant garantir aucune de ces explications » dit le Dictionnaire. Et d'Alembert distingue « propriété primordiale » de la matière et « propriété essentielle » : « ne nous pressons pas de conclure, conseille-t-il, que l'attraction est un principe universel ».
Il n'en reste pas moins que si l'existence de la répulsion dans la nature est admise comme un fait, elle est reléguée dans un rôle insignifiant, elle n'est pas élevée à la hauteur d'un principe, et la possibilité de la ramener à l'attraction n'est même pas niée.
« La répulsion paraît avoir les mêmes principes que l'attraction, avec cette différence qu'elle n'a lieu que dans certaines circonstances » (Répulsion).
Pas un mot, dans cet article, sur le magnétisme et l'électricité, où pourtant attraction et répulsion ne prévalent point l'une sur l'autre. Cette tendance à prendre en considération seulement l'un des aspects contraires inséparablement unis dans la réalité et à rejeter l'autre dans le néant est caractéristique de la méthode de pensée métaphysique, contre laquelle réagit Hegel, initiateur de la pensée dialectique. Fr. Engels, dans la Dialectique de la nature (1882) a posé au contraire en principe que l'opposition, la lutte, entre l'attraction et la répulsion est à la base des phénomènes physico-chimiques. Elle conditionne en effet la production, la permanence et la stabilité, la transformation et la dislocation de tous les agrégats matériels, qu'il s'agisse d'une étoile, d'une planète, d'une masse solide, d'une goutte liquide, d'une molécule, d'un atome ou d'un noyau. Et le développement de la Physique depuis 1880 n'a cessé de le démontrer. Longtemps, la théorie physique a traîné le lourd handicap de la métaphysique de l'attraction, bien que certains physiciens, comme les physiciens anglais Davy, Tyndall, W. Thomson, aient réagi, notamment en considérant la chaleur et la force centrifuge comme des formes de mouvement répulsif.
Nous n'insisterons guère, pour ne pas allonger cette étude, sur la Mécanique des fluides. D'Alembert reprend dans l'Encyclopédie la matière de ses préfaces du Traité de 1744 et de son Essai sur une nouvelle théorie de la résistance des fluides de 1752. Notons seulement, qu'à ce moment la constitution corpusculaire de la matière n'est mise en doute par aucun savant. Elle n'a d'ailleurs jamais été mise en doute, dans l'histoire de la science, que dans la seconde moitié du XIXème siècle par la petite minorité tapageuse d'adversaires des théories atomiques, empiristes bornés et théoriciens animés par le parti pris philosophique idéaliste. Il faut reconnaître que les néo-positivistes, les Mach, les Duhem, les Ostwald, en luttant contre l'atomisme au moment précis où la Physique atomique était en train de prendre le magnifique essor que l'on sait, ont nui au progrès de la science.
« Pour qu'un corps soit fluide, écrit d'Alembert, il faut que chaque parcelle soit si petite qu'elle échappe à nos sens. »
Et, à propos de sa propre théorie :
« Je suppose seulement, ce que personne ne saurait me contester, qu'un fluide est un corps composé de particules très petites, détachées, et capables de se mouvoir librement » (Fluide).
Pour les Encyclopédistes comme pour Descartes, en effet, c'est « faire un grand tort au raisonnement humain de ne vouloir pas qu'il aille plus loin que les yeux » (7). Pour eux la seule connaissance scientifique sûre n'est pas la connaissance sensible, comme l'affirmeront les néo-positivistes continuateurs de Hume. Mais la connaissance scientifique comprend aussi, et par excellence, la connaissance rationnelle. Le développement actuel de la « microphysique » est un triomphe de la connaissance rationnelle d'un monde situé hors de l'atteinte directe de nos sens.
La rivalité d'opinions, au sujet des fluides, oppose seulement à cette époque les partisans de la conception statique de Newton, fondée sur l'attraction et la répulsion des particules, et dont nous reparlerons à propos de la chaleur, à ceux de la conception cinétique, qui suppose en outre « le mouvement intestin, irrégulier et continuel des particules » (Fluidité), et qui a été illustrée en 1728 par D. Bernoulli. Musschenbroek est contre la théorie cinétique et, nous dit d'Alembert, le plus convaincant de ses arguments est celui des « corpuscules suspendus dans l'eau » qui restent immobiles :
« Ces petits corpuscules ne seraient-ils pas en mouvement si les particules du fluide y étaient ? » (Fluidité).
A l'inverse, ce même phénomène, la suspension colloïdale, devait, à la fin du XIXème siècle, par l'étude du mouvement brownien des corpuscules colloïdaux, fournir la preuve la plus convaincante de la théorie cinétique. Notons l'appui des observations microscopiques, invoqué par d'Alembert en faveur de la thèse de la sphéricité des particules : les particules du lait, de l'émulsion d'huile, et celles des brouillards, vues au microscope, dit-il, sont sphériques. Cependant d'Alembert ne prend pas parti sur les théories de la fluidité et conclut :
« La cause de la fluidité est encore inconnue. »
Après la Mécanique, la partie de la Physique la plus élaborée du point de vue théorique est l'Optique, dont les progrès ont été stimulés par ceux de l'Astronomie, elle-même exigence de la navigation. L'Optique, dit le Dictionnaire raisonné, est « une partie considérable de la Physique et de l'Astronomie », « une branche considérable de la Philosophie naturelle ». Mais ses « principes généraux et lois fondamentales » n'y sont pas « démontrés avec cette rigueur et cette clarté qu'on remarque dans les autres parties des Mathématiques » et il faudra faire encore beaucoup d'expériences et d'efforts théoriques pour porter cette « difficile » science plus loin (Optique).
L'Encyclopédie expose l'optique géométrique, les lois de la formation des images par réflexion et réfraction, et l'apport de Newton en optique physique : les couleurs et leur dispersion par le prisme, les fameux « anneaux » et la théorie des accès, la diffraction de la lumière par les bords des objets (déjà étudiée par Grimaldi) expliquée par l'attraction des corpuscules lumineux au voisinage de la matière. Elle discute des rapports entre la lumière, la chaleur et l'électricité. Bien entendu, elle expose aussi l'histoire de l'optique, comme celle des autres sciences et une étude utile à faire serait sans doute celle de la naissance et du développement de l'histoire des sciences à l'époque des Encyclopédistes, et sous leur impulsion (8).
La lutte d'idées en Optique oppose essentiellement les partisans de la théorie de l'émission de Newton et ceux de la théorie des ondulations de Huygens. L'Encyclopédie expose les deux théories, en donnant davantage la parole à Newton, abondamment cité. Puis, elle juge que celle de « Descartes et ses partisans » (Huygens) ne peut se concilier avec les lois de l'Hydrostatique, tandis que les « émissions continuelles » de Newton « effraient l'imagination »,. après quoi elle conclut non sans scepticisme :
« Les deux opinions, il faut l'avouer, ne sont démontrées ni l'une ni l'autre, et la plus sage réponse à la question de la nature et de la propagation de la lumière serait peut-être de dire que nous n'en savons rien » (Lumière).
En réalité, elles étaient démontrées aussi bien l'une et l'autre, eu égard au niveau de la science de l'époque, et la conclusion que nous donnerions aujourd'hui serait la nécessité de les approfondir toutes deux, sans scepticisme, jusqu'à ce que le progrès même de la science apportât la solution, surmontât la contradiction.
La connaissance de la chaleur est bien moins avancée que celle de la lumière. Tout d'abord, la distinction entre quantité de chaleur et degré de température n'est pas encore établie ; si le thermomètre fait l'objet d'un fort long article dans l'Encyclopédie, le mot calorimètre en est absent, ainsi que les lois des échanges de chaleur entre corps chauds et corps froids. On construit déjà des thermomètres à mercure sans air emprisonné, à tube capillaire, gradués sur le tube même, en y faisant déplacer un index de mercure de volume constant pour pallier aux irrégularités du tube. « Les plus en usage aujourd'hui, nous dit-on, sont ceux de Farenheit et de M. de Lisle. » Mais la question des « points fixes » qui doivent assurer une graduation universelle et rendre les thermomètres comparables entre eux n'est pas encore réglée. On commence à être d'accord pour le point fixe inférieur : « l'hiver, lorsque l'eau commence à se geler ». Pour le point chaud, certains utilisent encore la fusion du beurre l'été, Halley l'ébullition de l'alcool, Réaumur, le premier, l'ébullition de l'eau. Mais l'Encyclopédie pose la question : est-ce que le degré de congélation et d'ébullition est fixe pour toutes sortes d'eaux ? Et répond : probablement non, car par exemple, les diverses eaux n'ont pas la même densité. Lorsqu'en regard on relit le Mémoire sur la chaleur de Lavoisier efc Laplace, on est frappé de l'énorme bond en avant accompli par la connaissance de la chaleur en trente ans.
La loi selon laquelle une même substance chimique est capable de se convertir en solide, en liquide et en gaz, et inversement,, qui sera clairement dégagée par Lavoisier, n'est pas encore aperçue non plus. On reconnaît que solides et fluides sont constitués par les mêmes particules, « cela s'aperçoit évidemment quand on convertit les solides en fluides et les fluides en solides » (Fluide).. Et Newton a donné de la vaporisation une théorie fondée sur l'opposition de l'attraction et de la répulsion ainsi résumée :
« Quand par la chaleur et quelqu'autre agent, la force attractive- est surmontée, et les particules du corps écartées au point de n'être plus dans la sphère d'attraction,- la force répulsive commençant à agir, les fait éloigner les unes des autres..., et ainsi il se forme un air permanent » (Air).
Mais le concept de gaz, d'état gazeux, n'est pas encore complètement formé, le vocable est inconnu du Dictionnaire ; une cloison, étanche est maintenue entre une vapeur, ou « air passager » et un gaz ou « air permanent ». Et la plupart des chimistes ne se sont pas encore libérés de la doctrine des quatre éléments.
La lutte d'opinions, sur les problèmes de la chaleur, oppose les partisans d'un fluide chimiquement distinct des particules qui composent les corps — ce fluide est appelé Feu dans l'Encyclopédie, ou matière du feu — aux partisans de ce que l'on devait appeler plus tard la théorie mécanique de la chaleur.
« Nos derniers et meilleurs auteurs en Philosophie mécanique,, expérimentale et chimique, pensent fort diversement sur la chaleur... La chaleur est-elle une propriété particulière d'un certain corps & immuable appelé feu... (ou bien), peut-elle être produite mécaniquement dans d'autres corps ... » (Chaleur). La lecture de l'Encyclopédie confirme l'observation que nous avions faite ici même (9), à savoir que la théorie substantielle était soutenue par les chimistes et sa rivale par les physiciens — « les cartésiens et autres mécanistes » et plus loin « les philosophes mécaniciens, et en particulier Bacon, Boyle et Newton » est-il écrit en parlant des physiciens.
Les conceptions — si confuses, si compliquées, si variables d'un savant à l'autre — des chimistes, y sont complaisamment exposées : Homberg, Lemery, Stahl, s'Gravesande et surtout Boerhaave. La théorie de ce dernier, tirée de ses « cours » récents, est typique de la conception métaphysique de la nature : le feu est un « corps créé dès le commencement, inaltérable, impossible à produire de nouveau, à détruire, à changer en un autre corps » (Feu),
En ce qui concerne la prétendue mesure du poids du feu par les expériences de calcination des métaux, il est remarquable d'en lire la juste critique faite par Formey. Si le poids du plomb est plus grand après calcination et à nouveau plus petit après réduction de sa « chaux », « ne voit-on pas que cela ne provient que de ce que les particules pesantes et subtiles que le plomb a reçues de l'air durant la calcination... en avaient augmenté le poids et le volume ? » [Matière, Matière du feu). « La matière ignée est une pure chimère », conclut Formey.
En regard, est résumée la conception de Bacon qualifiée de « doctrine fort vague » — alors qu'elle est si profondément en accord avec la théorie cinétique du XIXème siècle — et sont exposées plus longuement les idées de Boyle et de Newton. Que Boyle admette, comme beaucoup d'autres, notamment s'Gravesande, à la fois la chaleur-mouvement et la matière du feu, celle-ci se manifestant dans les phénomènes chimiques, libérateurs de la « chaleur potentielle » ou feu caché dans les corps, le caractère assez confus de ces idées n'est pas souligné. C'est le Traité sur l'origine mécanique du chaud et du froid de Boyle qui est surtout analysé, et en particulier, l'expérience de réchauffement d'une petite pièce de métal .par « la force de mouvement du marteau » alors que celui-ci et l'enclume peuvent rester froids.
L'exposé des diverses théories se termine, à l'article Chaleur, par cette conclusion qui jette un trait de lumière sur l'esprit des Encyclopédistes, à la fois sur leur défiance parfois excessive à l'égard des théories, et sur leur aptitude objective devant le développement historique de la pensée scientifique : « Nous ne sommes ici qu'historiens. » En définitive, le Dictionnaire ne prend pas parti pour la convertibilité du mouvement mécanique en mouvement thermique.
En Magnétisme, les principaux faits expérimentaux sont exposés en détail, y compris les spectres magnétiques, l'effet de la température, le rôle de « l'armure », les procédés d'aimantation, la différence de comportement entre le fer et l'acier. Mais en ce qui concerne les lois quantitatives, l'œuvre de Coulomb n'est pas encore accomplie. On lit seulement : « Plusieurs expériences font croire à M. Mitchell que l'attraction et la répulsion croissent et décroissent en raison inverse des carrés des distances respectives des deux pôles » (Aimant).
Quant à l'explication théorique du magnétisme, l'auteur Lemonier donne seulement quelques références bibliographiques — Euler, Bernoulli notamment — et ne prend pas parti, car dit-il, « nous ne voyons rien d'assez établi sur ce sujet pour nous décider... Ce qu'il y a de mieux à faire jusqu'à présent, ajoute-t-il, est d'amasser les faits et de laisser les systèmes à faire à notre postérité » (Magnétisme). Est exposée cependant la théorie de Halley, expliquant le magnétisme terrestre et les aurores boréales par un immense aimant tournant au centre de la Terre.
L' Encyclopédie est contemporaine de la naissance de l'électricité. Aussi consacre-t-elle à cette science à la mode de longs articles qui décrivent minutieusement un grand nombre d'expériences y compris celles, si appréciées par la société cultivée, sur les personnes électrisées, les commotions qu'elles subissent, les étincelles qu'on en peut tirer, etc. Certes, en électricité tomme en magnétisme et dans les autres jeunes branches de la physique, le Dictionnaire relate des observations fort contestables, mais dans l'ensemble celles-ci sont peu nombreuses.
Les phénomènes de la conduction de l'électricité — distinction entre conducteurs et isolants, fuite de l'électricité dans la terre, l'étincelle comme passage de l'électricité à travers l'air — sont correctement compris. Attractions et répulsions sont décrites avec exactitude, y compris l'attraction des corps légers et leur répulsion après contact. On utilise à cette date la machine électrostatique à frottement, et l'on détecte l'électrisation à l'aide de deux « feuilles d'or battu ». Le « feu électrique » fait l'objet d'une longue étude. L'identité de la foudre et de l'étincelle électrique, soupçonnée par Gray, Nollet, etc., vient d'être établie par les « expériences certaines » de Franklin. Les bouteilles de Leyde sont bien connues, qui permettent de faire jaillir un « éclair terrible dont les yeux ne sauraient soutenir l'éclat ». Les premières décharges dans les gaz raréfiés sont réalisées, au cours desquelles le feu électrique « s'allume et se répand dans les récipients vides d'air, à la simple approche d'un tube de verre frotté » (Feu électrique). Notons à ce sujet qu'une documentation abondante est donnée sur le « phosphore du baromètre », l'illumination de la chambre barométrique que l'on peut observer dans l'obscurité en secouant le baromètre, et sur la controverse qui eut lieu à ce sujet, à laquelle l'Académie des Sciences prit part (Baromètre).
Sur le lien entre le magnétisme et l'électricité, la physique en est aux premières constatations empiriques. Elle enregistre des faits de la pratique sociale : une caisse de couteaux et de fourchettes d'acier ayant été frappée par la foudre, ceux de ces. objets qui ne furent pas fondus acquirent une forte aimantation ; en mer, la foudre agit sur la boussole ; elle aimante aussi les croix de fer des clochers. Et Franklin inaugure l'expérimentation scientifique sur ce sujet : la décharge de la bouteille de Leyde agit sur l'aiguille aimantée, le plus grand effet étant obtenu lorsque l'aiguille est orientée selon le méridien magnétique et parallèle à « la direction du courant ». Mais l'ère du « galvanisme » n'est pas encore ouverte. .
Bien entendu, aucune loi quantitative n'est encore dégagée non plus. Mais la préoccupation de mesurer l'électricité est dans l'esprit de tous les physiciens. Quelques types d' « électromètres » sont décrits. Les premiers en date sont des pèse-liqueurs, que l'électrisation du liquide fait émerger légèrement. Cette ascension, on la mesure, très habilement, en projetant sur un écran l'ombre de l'appareil. L'auteur de l'article Éleciromètre défend, contre ses objecteurs, le principe de la mesure en électricité : « II n'est point trop tôt, dit-il, pour penser à un instrument servant à mesurer la force de l'électricité », et il étaye son argumentation par de très intéressantes réflexions sur la nécessité de la mesure en physique. En Électricité plus qu'ailleurs, pense-t-il, cette nécessité se. fait sentir, car on risque d'attribuer à des causes imaginaires une diversité d'effets qui provient simplement d'un changement quantitatif dans la force de l'électricité.
Où en est la théorie des phénomènes électriques ? Tous les physiciens pensent que ces phénomènes sont « les effets d'une matière très fluide et très subtile, différente par les propriétés de toutes les autres matières subtiles que nous connaissons » (Électricité). Tous sont d'accord sur « l'existence d'une matière électrique plus ou moins ramassée autour des corps » (ibid.).
Ils imaginent en effet, à ce moment-là, que le fluide électrique forme une atmosphère autour des corps. Lemonier soutient que ce fluide est l'éther, Nollet qu'il est identique à la matière du feu, d'autres, qu'il est un fluide particulier, mais tous ces auteurs donnent des attractions et répulsions une explication mécanique fondée sur les différences de densité de l'atmosphère électrique. Ainsi, le corps léger est attiré tant que son atmosphère est moins dense que celle du corps électrisé attirant, et repoussé dès que les densités sont égales. L'atmosphère électrique est une première représentation très rudimentaire et mécaniste du champ.
La Théorie de Franklin marque un progrès décisif sur les précédentes, en distinguant deux sortes d'électrisation : la positive et la négative. Mais lui aussi, rappelons-le, conçoit un fluide unique — peut-être une « variété du feu ordinaire » — formant une atmosphère plus ou moins dense autour des corps. Il pense que ses particules se repoussent, tandis qu'elles sont attirées par la matière commune lorsqu'elle n'a pas tout le contingent de fluide électrique qu'elle peut normalement contenir. L'électrisation positive, c'est l'excès de fluide, la négative, la privation, par rapport à l'état normal. Au signe près, c'est la conception actuelle, à tel point que Millikan a pu attribuer à son compatriote Franklin la paternité de l'électron ! (10).
L'Encyclopédie, comme à son habitude, expose objectivement ces diverses conceptions théoriques.
* * *
Nous avons, au début de cette étude, expliqué le mouvement encyclopédiste du point de vue de la croissance des forces productives, du passage de l'artisanat médiéval à l'industrie moderne.
Or, vers 1750 s'ouvre la période où cette croissance n'est plus possible à ' grande échelle sans que soient brisées les entraves imposées par les rapports féodaux — économiques, juridiques et politiques — survivant d'un système économique historiquement révolu. L'inextricable entrelac des titres de propriété nobiliaire, la fiscalité écrasante étouffent la production ; la grande industrie à base scientifique est incompatible avec le secret et la routine des corporations ; un marché national ouvert sur le marché mondial incompatible avec les cloisonnements provinciaux ; la nécessité de nourrir un prolétariat industriel concentré affluant des campagnes surpeuplées, incompatible avec les terres laissées incultes et l'agriculture laissée dans l'arriération par la noblesse, avec la -paralysie imposée aux propriétaires bourgeois par les règles communautaires de culture, etc. Au moment où paraît l'Encyclopédie, l'équilibre relatif de la monarchie absolue, qui marqua le règne de Louis XIV, n'existe plus. Sous Louis XIV, la lutte de la bourgeoisie contre la noblesse avait eu comme objectif et comme résultat l'utilisation du pouvoir royal pour satisfaire les intérêts bourgeois, avant tout commerciaux, coloniaux. Après 1750, non seulement la bourgeoisie n'a toujours pas de droits politiques, mais l'aristocratie cherche à lui enlever les positions politiques de fait que son énorme force économique a conquises. C'est pourquoi la bourgeoisie commence à lutter pour l'accès au pouvoir politique, accès déjà acquis par la bourgeoisie anglaise depuis un siècle. S'emparant après 1789 du pouvoir, la classe bourgeoise fera régner exclusivement sur toute la nation les nouveaux rapports économiques, juridiques et politiques caractéristiques du capitalisme, se libérant de toutes les servitudes féodales, mais émancipant du même coup de ces servitudes la masse du peuple français.
Dans cette lutte contre l'ordre féodal et son État la monarchie absolue, l'Encyclopédie constitue dans les mains de la bourgeoisie avancée une arme idéologique, un livre révolutionnaire. Et c'est bien ainsi qu'il fut considéré, à la fois par les plus hardis et les plus lucides de ses auteurs, Diderot en tête, et par le pouvoir royal appuyé par les Jésuites. On sait que sa publication même fut une bataille. A plusieurs reprises elle fut suspendue, interdite, Diderot fut jeté en prison à Vincennes, et les éditeurs menacés. Le Dictionnaire raisonné parut malgré tout : le rapport de forces n'était déjà plus favorable à la noblesse.
Pour achever de déconsidérer dans les consciences l'ordre féodal absolutiste, il fallait en finir avec la mystification du « droit divin », d'où la lutte menée contre l'Église catholique. Pour développer l'industrie, le commerce et l'agriculture, multiplier les biens matériels afin de satisfaire les besoins temporels du plus grand nombre, il fallait développer les sciences de la nature en liaison avec les problèmes pratiques, plutôt que d'encourager les vaines spéculations sur l'éternel. Bien plus, il fallait combattre les spéculations de la théologie et de la métaphysique, qui constituaient une entrave au développement de la pensée scientifique, à l'édification de théories scientifiques justes, non-arbitraires, sanctionnées par l'expérience. La diffusion populaire de la vérité scientifique et des « lumières de la raison » constituait du reste la forme de lutte la plus efficace contre les préjugés, les superstitions, le dogmatisme religieux, le fanatisme qu'entretenait le régime féodal et qui l'entretenaient. En outre, l'Encyclopédie exposait directement les revendications et les conceptions économiques, juridiques, politiques, morales, etc., de la bourgeoisie, elle les renforçait en les propageant. D'une manière générale, reprenant tout l'héritage culturel de l'humanité, la bourgeoisie le passait au crible de sa critique, rejetait ce qui ne pouvait plus progresser, ce qui était mort, et tendait le reste vers l'avenir. Tels sont les éléments de la signification idéologique et de l'unité idéologique du Dictionnaire raisonné, telle est l'explication de son caractère encyclopédique. En bref, cette unité réside dans la nature bourgeoise, dans la nature de classe de l'Encyclopédie.
Mais, on ne saurait le souligner avec trop de force, la bourgeoisie était, à ce moment-là, dépositaire des intérêts de tout le peuple français, qu'elle conduisait vers davantage de bien-être matériel et de culture, vers plus de liberté et d'égalité. Il en résulte que l'Encyclopédie ne saurait être considérée, sans altérer la vérité historique, comme une œuvre partisane. Elle constitue au contraire, comme nous le disions au début de cette étude, un monument de notre culture nationale, et un monument essentiel.
L'unité idéologique de l'Encyclopédie est néanmoins bien imparfaite. Elle laisse place à des contradictions, les idées nouvelles s'y mêlant encore aux anciennes. Cette diversité reflète d'abord la diversité, voire la rivalité d'intérêts des diverses fractions de la bourgeoisie : financiers, négociants, manufacturiers, moyenne bourgeoisie exploitant le travail à domicile, bourgeoisie terrienne elle-même subdivisée en propriétaires et fermiers. Elle reflète aussi la jeunesse du mouvement politique bourgeois, avec ses espoirs dans le « monarque éclairé » qui émoussent le tranchant de la critique, et conduisent à des concessions tactiques dont la principale est le déisme, l'allusion de pure forme à « l'auteur de la nature ». Enfin, ce mouvement n'a aucune pratique de la lutte sociale de masse — contrairement au mouvement ouvrier du XIXème siècle, qui profitera de la leçon de 1789 — de sorte qu'il n'a non plus aucune science de la société, aucune science historique dignes du nom de science.
La lutte contre la métaphysique du XVIIIème siècle, dont la Physique de Descartes était encore toute enveloppée, conduisit les philosophes du XVIIIème siècle jusqu'à libérer entièrement la science du spiritualisme, rejeton philosophique de la théologie, elle les mena jusqu'au matérialisme.
Le premier principe du matérialisme philosophique est en effet l'affirmation de l'existence du monde extérieur. Le voici, par exemple, posé par d'Alembert dans le Discours préliminaire :
« La seconde connaissance que nous devons à nos sensations, est l'existence des objets extérieurs, parmi lesquels notre propre corps doit être compris... » (11).
II s'agissait de défendre la science contre la lubie des idéalistes, adeptes de Berkeley, qui niaient l'existence du monde extérieur afin de priver de tout contenu, croyaient-ils, le concept de matière et de combattre le matérialisme. Diderot traitait l'idéalisme philosophique de « système extravagant », « le plus absurde de tous » (12). Et Euler, à peu près à la même époque, disait des idéalistes « que les paysans ont à cet égard plus de bon sens que ces sortes de savants qui ne retirent de leurs études d'autres fruits qu'un esprit égaré » (13).
Le second principe, c'est de ne reconnaître dans la nature aucun « esprit », aucune « entéléchie » analogue à la conscience humaine, mais d'expliquer la nature par la nature elle-même, par les rapports nécessaires entre les êtres qui la composent. Le Discours préliminaire du Traité de Dynamique est formel à ce sujet : d'Alembert chasse de la science tous les raisonnements fondés sur un « être intelligent capable d'agir sur la matière », sur la « volonté d'un principe pensant ». Nous l'avons déjà vu prendre fermement position contre le finalisme de Maupertuis. Notamment, le mouvement n'est pas pour lui étranger à la matière, séparable d'elle, ce qui conduirait à lui attribuer une origine « spirituelle », extra-naturelle, mais il est inhérent, immanent à la matière : d'Alembert déduit les lois mécaniques de « l'existence de la matière et du mouvement », et il pense en outre, que la nature est capable de renouveler par elle-même le mouvement qui se perd.
Le troisième principe du matérialisme, c'est qu'il n'existe pas de choses inconnaissables dans la nature, mais seulement des choses inconnues qui seront progressivement dévoilées par l'effort de la science et de la pratique dont l'avenir est illimité. Ce principe anime tous les articles scientifiques de l'Encyclopédie et nombreux sont ceux où l'appel aux générations suivantes, à la « postérité », pour résoudre tel problème momentanément insoluble est explicitement formulé. Contre les agnostiques, d'Alembert professe dans son Essai sur une nouvelle théorie de la résistance des fluides : « ne pas trop se hâter d'élever entre la nature et l'esprit humain un mur de séparation ».
Ces trois principes philosophiques sont inhérents à la pensée scientifique elle-même, le matérialisme n'étant et n'ayant jamais ' été dans l'histoire que la propre philosophie, implicite ou explicite, de la science. -
La défense de la science contre la spéculation idéaliste et métaphysique, presque chaque article scientifique nous la montre en action, et nous en avons déjà rencontré maints exemples. Citons en outre, cette remarque qu'en physique les propriétés fondamentales de la matière — dureté, impénétrabilité, inertie, etc. — et l'attraction ne sont nullement à « envisager comme des qualités occultes..., mais comme des lois générales de la nature » (Matière). Soulignons que nombre de problèmes sont exclus de la science et laissés, non sans dédain, à la métaphysique : causes finales, création, sophismes contre l'existence du mouvement — « ces discussions sont inutiles à la mécanique, qui admet l'existence du mouvement », cause de l'attraction — « écarter de la Physique cette discussion étrangère et métaphysique », et même, querelle des forces vives, qualifiée « dispute de mots ». Rappelons encore qu'après l'exposé de diverses théories en compétition, le Dictionnaire raisonné ne prend pas parti, qu'il adopte une attitude prudente, critique, et même souvent un peu trop sceptique. Il met en garde son lecteur par des formules de ce genre : « nous ne prétendons point garantir aucune de ces explications » ; mieux vaut « suspendre son jugement » ; « nous ne sommes ici qu'historiens » ; ce sont des « opinions insuffisamment prouvées par les phénomènes » ; « on sent assez que tout cela est purement conjectural » ; « la cause de la fluidité nous est inconnue » ; de la nature de la lumière « nous ne savons rien », etc.
D'Alembert s'élève vigoureusement et à tout moment contre les explications vagues. Comme Descartes, il n'admet que les « principes nécessairement vrais et évidents par eux-mêmes ». « Rien n'est si contraire à l'avancement de la physique, écrit-il, que les explications vagues et sans précision » (Élasticité).
Distinguant avec soin la spéculation arbitraire de l'hypothèse scientifique, nécessaire pour donner à la recherche son élan et sa perspective, il sépare les « philosophes audacieux prenant les fantômes de leur imagination pour les secrets de la nature », des véritables savants qui, « portant dans l'étude de la nature la sagacité et la sagesse de l'esprit observateur, ont la modestie de ne donner que pour de simples conjectures des vues souvent heureuses et fécondes » (Ibid.).
Et il cite le bon exemple de Diderot proposant, dans ses Pensées sur l'interprétation de la nature, d'expliquer l'élasticité par les ondes stationnaires. « La nature n'est pas obligée de se conformer à nos idées », note-t-il aussi à propos de l'attraction.
Tous les articles scientifiques de l'Encyclopédie insistent beaucoup sur l'expérience comme source unique de toute connaissance, et comme seul critère de la vérité objective de toute théorie. C'est en vertu de ce principe qui (une fois admise la réalité du monde extérieur) est matérialiste, que d'Alembert définit par exemple la force — « force accélératrice » — exclusivement par son effet cinématique expérimentalement mesurable. Il débarrasse ainsi cette notion de toutes les brumes métaphysiques qu'avait amassées autour d'elles le spiritualisme leibnizien. De même, il lutte contre les derniers sectateurs de Descartes qui, contre le verdict de l'expérience, maintiennent encore la théorie des tourbillons et d'autres théories inexactes. Le Dictionnaire a joué un grand rôle dans la diffusion de l'œuvre de Newton.
Bref, les Encyclopédistes ont fortement contribué à libérer de l'idéalisme et de la métaphysique la pensée scientifique, et en particulier la théorie physique.
Cependant, d'Alembert a poussé trop loin le salutaire commandement « Physique, garde-toi de la métaphysique ». Sa réserve prudente à l'égard des théories le conduit à sous-estimer l'importance et la valeur des théories physiques qui n'ont pas encore atteint un développement mathématique aussi avancé que celui de la Mécanique, ou de l'optique géométrique, la valeur des théories qui n'en sont encore qu'à leurs fondements qualitatifs. Habitué à la clarté, à la précision des théories mécaniques, à leur vérification quantitative précise par d'innombrables expériences, aucune autre théorie ne lui paraît sûre. Et il a tendance à les rejeter toutes en s'écriant : ignoramus ! Ainsi les deux théories sur la lumière sont renvoyées dos à dos, et non pas montrées comme deux perspectives de recherche simultanément possibles. D'une manière générale, le Dictionnaire ne s'attache pas à démêler, parmi les théories en compétition, celles qui sont justes, fécondes pour la recherche, afin de les soutenir, de les encourager, et c'est une des ses faiblesses, car il s'agit là d'un rôle essentiel de la recherche philosophique dans les sciences. Par exemple, les idées confuses et contradictoires des chimistes sur la « matière du feu » sont mises sur le même plan que les théories cinétiques comme celle de D. Bernoulli, pourtant éminemment progressive, comme la suite l'a prouvé, et capable déjà de donner lieu à un commencement de mise en forme mathématique. De même, en ce qui concerne le problème de l'éther, (c'est-à-dire de la matérialité du milieu intérieur d'un récipient vide d'air, milieu qui transmet la lumière, la chaleur, la force magnétique et électrique et la gravitation) l'appréciation : « l'éther ne tombant pas sous nos sens les physiciens se donnent la liberté de l'imaginer à leur fantaisie » (Êther), est par trop sceptique, et peu conforme à la robuste conviction de d'Alembert que la raison peut fort bien suppléer la perception directe. En vérité, d'Alembert penche plutôt pour la métaphysique du vide absolu et de l'action à distance. Alors que c'est la conception de la matérialité du « vide » et de l'action de proche en proche qui, de Huygens et Newton à Fresnel, Faraday et Maxwell, puis à Einstein et aux actuelles théories sur le « vide » (Dirac par exemple) s'est révélée la plus féconde.
Sous prétexte d'éviter des discussions métaphysiques, la querelle mv et mv2 est écartée comme un faux problème, alors qu'elle en posait un important. L'idée juste et féconde de Descartes sur la conservation quantitative du mouvement au cours de ses transformations est rejetée en même temps que l'enveloppe théologique périmée de cette idée : l'enfant est jeté avec l'eau du bain.
Insistons sur ce problème, sur le principe de l'indestructibilité et de l'incréabilité de la matière et du mouvement, qui forme l'une des bases de la science et de la conception matérialiste de la nature. Il trouve son application dans les diverses lois de conservation, notamment celle de la conservation de l'énergie. Descartes était conséquent lorsque, mécaniste, il affirmait la conservation du mouvement mécanique dans la nature. D'Alembert ne l'est pas. Car, mécaniste lui aussi, et convaincu que le mouvement mécanique se perd, mais qu'il doit pouvoir se renouveler à partir des phénomènes thermiques, chimiques, etc., il n'accomplit point le pas qui consiste à interpréter ces phénomènes comme du mouvement mécanique caché à nos sens, et comme productibles par le mouvement mécanique visible, aussi bien qu'ils peuvent le produire, ainsi que le soutenaient notamment les partisans de la théorie mécanique de la chaleur. S'il avait accompli ce pas, d'Alembert n'aurait pas tenu pour dépourvue de sens la querelle sur la mesure du mouvement ; car la loi de conservation du vecteur mv règle la transmission du mouvement mécanique lui-même, tandis que 1/2 mv2 mesure la quantité d'énergie d'une autre qualité que mécanique que ce mouvement est capable de produire ou de consommer (Engels). La signification physique, cosmologique, de la « force vive », qu'il tenait pour une pure quantité mathématique, lui serait apparue ainsi que la fécondité de l'idée cartésienne de la conservation quantitative du mouvement. Trente ans plus tard, Laplace n'expliquera-t-il pas à l'aide de la conservation des forces vives les lois des échanges de chaleur ?
On le voit, à force de défiance, d'Alembert en vient à manquer d'envergure théorique lorsqu'il s'agit de se prononcer sur les principes généraux de la « philosophie naturelle », et il est certain que son ami Diderot, moins gêné certes par les habitudes et les exigences de rigueur du physicien et du mathématicien spécialiste, a montré plus d'audace philosophique, tout en gardant une grande sûreté de jugement. L'indestructibilité et l'incréabilité de la matière et du mouvement sont il est vrai, un peu partout sous-entendues dans l'Encyclopédie (14), mais c'est une faiblesse de la philosophie de la nature chez d'Alembert, et par conséquent dans le Dictionnaire, que de ne pas les avoir formulées nettement et érigées en principe. Sur ce point important Lomonossov, lui aussi continuateur de Descartes, est en avance sur d'Alembert, énonçant notamment le premier la loi de conservation de la masse dans les transformations chimiques. Cependant, la réserve excessive de d'Alembert à l'égard des théories autres que la Mécanique rationnelle ne peut, en aucune façon, autoriser à le considérer comme un « criticiste » avant la lettre. L'opinion de Mach et d'autres que d'Alembert serait un précurseur de Kant, de Comte, et... de Mach lui-même est une contre-vérité historique flagrante. D'Alembert affirme une ignorance de fait, provisoire, et non une ignorance de principe, absolue. Il est matérialiste, et nullement agnostique.
Nous touchons là aux insuffisances, aux limites du matérialisme français du XVIIIème siècle, imposées nécessairement par l'époque à laquelle il s'est développé. Son insuffisance, son étroitesse tient essentiellement à ce qu'il n'a pas réussi à se dégager entièrement de la métaphysique, qu'il réagisse avec excès, tout d'une pièce, contre elle, ou que sans y prendre garde il lui cède. Et, par « céder » nous entendons moins les allusions superficielles, tactiques d'un d'Alembert à « l'auteur de tout » et la « démonstration » par Formey que « la création de rien est conforme à la raison » (Création), qu'une imprégnation profonde de la pensée scientifique des Encyclopédistes par la métaphysique. Cet état de fait résulte d'une part des caractères politiques du mouvement encyclopédiste, mentionnés plus haut, d'autre part de l'état d'avancement de la science.
Le premier caractère fondamental du mode de penser métaphysique, c'est son unilatéralité. Incapable de saisir la pluralité des aspects inséparables d'une même chose, de saisir à la fois leur diversité — leur contrariété — et leur unité, la métaphysique isole par l'abstraction un aspect de la réalité et le porte à l'universel, à l'absolu, rejetant tous les autres dans le néant. Cette unilatéralité est du reste une phase historique nécessaire par laquelle la pensée humaine a dû passer. Elle correspond au XVIIIème siècle à une science insuffisamment développée, et elle est favorisée à toutes les époques par le cloisonnement des spécialités. Nous avons déjà donné un exemple d'unilatéralité à propos de l'explication de tous les phénomènes physiques par la seule attraction. Mais la marque la plus forte, la plus caractéristique de la pensée métaphysique dans le matérialisme des Encyclopédistes, c'est la réduction de toutes les formes de mouvement de la matière au mouvement mécanique, de tous les changements de l'univers au simple changement de lieu d'une matière partout identique à elle-même et immuable, c'est d'être un matérialisme mécaniste."
« Les anciens philosophes ont considéré le mouvement dans un sens plus général et plus étendu, ils l'ont défini le passage d'un corps d'un état dans un autre, et ils ont de cette sorte reconnu 6 espèces de mouvement (suit l'énumération des modes aristotéliciens). Mais les philosophes modernes n'admettent que le mouvement local, et réduisent la plupart des autres espèces dont nous venons de faire mention à celui-là seulement. De sorte que nous n'avons à parler ici que du transport ou mouvement local, dont toutes les autres espèces de mouvement ne sont qu'autant de modifications ou d'effets » (Mouvement).
Ici, les Encyclopédistes prennent l'héritage de Descartes, qui rejeta les autres modes aristotéliciens du mouvement, notamment la génération et la corruption — le changement qualitatif dans la dialectique moderne — et qui réduisit tout mouvement au changement de lieu.
Les lois de la Nature, « axiomes ou règles générales du mouvement et de repos qu'observent les corps naturels dans l'action qu'ils exercent les uns sur les autres, et dans tous les changements qui arrivent à leur état naturel », ce sont « par excellence » les trois lois générales formulées par Newton dans ses « Principes » (Nature). En bref, les lois de la nature, ce sont les lois de la mécanique ! La philosophie moderne, qu'elle propage, l'Encyclopédie l'appelle souvent « Philosophie mécanique », « la même qu'on appelait autrefois corpusculaire » — filiation reconnue donc avec le matérialisme grec — et qui « explique les phénomènes de la nature... par les principes mécaniques, savoir le mouvement, la pesanteur, la figure, l'arrangement, la disposition, la grandeur et la petitesse des parties qui composent les corps naturels » (Méchanique).
Citons encore ce passage, très caractéristique :
« Les mécaniques sont la base de la philosophie naturelle, laquelle ne s'appelle mécanique que pour cette raison. En effet, tous les phénomènes de la nature, tous les changements qui arrivent dans le système des corps, doivent s'attribuer ' au mouvement, et sont réglés par ses lois. C'est ce qui a fait que les philosophes modernes se sont appliqués avec beaucoup de soin à cette science, et qu'ils ont cherché à découvrir les propriétés et les lois du mouvement, soit par l'expérience, soit en y employant la géométrie » (Mouvement).
Le mouvement mécanique est d'ailleurs conçu comme exclusivement continu. Natura non jacil salius. D'Alembert va jusqu'à nier l'applicabilité de la loi de conservation des forces vives aux cas où « la vitesse change brusquement » et jusqu'à prétendre que dans les chocs parfaitement élastiques « le changement ne s'opère que par degrés infiniment petits ». Rappelons que le premier, Hegel devait réagir contre la métaphysique de la continuité et montrer l'existence de sauts dans la nature.
Le caractère mécaniste de la philosophie matérialiste du XVIIIème siècle ne peut être imputé à faute à ses auteurs, il s'explique encore une fois par l'état d'avancement de la science : seule la mécanique était parvenue à un degré d'élaboration théorique suffisamment poussé pour avoir accès à la synthèse philosophique. La chimie, notamment, et plus encore la biologie, sciences où le concept de 'changement qualitatif ne peut être éludé, étaient dans la première enfance (15). La mécanique, parce qu'elle régnait dans la pratique, régnait aussi dans la science, et dans la philosophie issue de cette pratique et de cette science. Cependant, pour expliquer les succès de la physique mécaniste du xixe siècle dans le domaine des molécules et des atomes — capillarité, propriétés des gaz notamment — il faut ajouter au fait historique que nous venons de souligner le fait naturel que toute forme de mouvement — thermique, chimique, électrique, nucléaire — implique nécessairement le déplacement de corpuscules insensibles, et que de ce fait, le mouvement mécanique joue un rôle fondamental dans la nature. Soulignons que toute forme de mouvement l'implique mais ne se réduit pas à lui, elle le dépasse (16), tout comme la vie par exemple, implique des processus physico-chimiques, mais les dépasse et constitue une nouveauté qualitative par rapport à eux.
Le second caractère fondamental de la métaphysique, lié au premier, c'est qu'elle met au centre de toutes ses constructions l'idée de l'immuabilité absolue de la nature.
« Quelle que fût la manière dont la nature eût pu se constituer, son existence une fois donnée, elle devait demeurer telle qu'elle était tant qu'elle existerait. Les planètes et leurs satellites, une fois lancés par la mystérieuse « première impulsion », devaient poursuivre leurs révolutions en décrivant éternellement, ou tout au moins jusqu'à la fin de toutes choses, des ellipses tracées une fois pour toutes. Les étoiles devaient rester éternellement fixes et immobiles à leurs places, où elles se maintenaient grâce à la « gravitation universelle ». De tout temps ou depuis sa création (selon le point de vue), la terre était restée immuablement la même... Chaque espèce de plantes et d'animaux avait été constituée une fois pour toutes dès l'origine... », écrit Engels définissant le caractère dominant de la science à la période où nous l'envisageons ici. Les idées d'évolution de la nature — chez Buffon, Diderot — n'existaient qu'à l'état de germes (17).
Dans la théorie physique, une conséquence importante et bien connue du fixisme métaphysique est la conception d'un espace, d'un temps et d'une masse absolus. Une autre est l'explication des phénomènes par des fluides, calorique, électrique, magnétique, éthéré, sans parler de 1' « air élémentaire » et de 1' « eau élémentaire » des chimistes, fluides donnés une fois pour toutes et immuables, impossibles à produire ni à détruire, capables seulement de changer de place. L'Encyclopédie ne critique nullement la conception des fluides immuables, Lemonnier s'élève seulement contre la tendance à « imaginer quantité de fluides différents » (Électricité), le recours à des mouvements différents d'un même fluide, comme le sont par exemple le vent et le son pour l'air, lui paraissant préférable.
Encore une fois, les faiblesses que nous pouvons aujourd'hui déceler dans le matérialisme français du XVIIIème siècle résultaient dans leur essentiel, d'une nécessité historique. Telle qu'elle, la « philosophie mécanique » constituait la forme, la seule forme possible pour l'époque, que revêtaient la pensée scientifique, la vérité scientifique, la raison, en lutte contre le mysticisme et l'obscurantisme sous tous leurs aspects. Cette doctrine était à l'avant-garde du progrès de la société et de la pensée humaines : la lecture comparée de Malebranche, par exemple, et de l'Encyclopédie, suffît à donner la mesure de son énorme avance scientifique et culturelle en général. Il faut reconnaître que L'Encyclopédie n'a' pas la place qu'elle mérite dans notre enseignement, malgré sa qualité de monument essentiel de notre culture nationale. Et cet état de choses résulte de ce fait historique qu'une grande partie de la bourgeoisie française, surtout depuis 1848, depuis que la classe ouvrière lutte contre elle d'une manière organisée, a délaissé de plus en plus, édulcoré, voire renié les Encyclopédistes considérés comme des révolutionnaires dangereux. Tandis qu'au contraire, les penseurs du mouvement ouvrier se sont déclarés et se déclarent les héritiers des Encyclopédistes. Aujourd'hui, non seulement les historiens, mais tous les hommes qui, dans tous les pays, se consacrent au progrès de la science et au progrès social, trouvent dans l'Encyclopédie un ouvrage riche d'enseignements et toujours vivant.
Source : Gérard Vassails, L'Encyclopédie et la physique, in Revue d'Histoire des Sciences n°4-3 (1951), p. 294 à 323.
Notes
(1) Le point de vue de l'organisation sociale de la science - recherche, enseignement - n'est pas abordé ici.
(2) K. Marx : Le capital, Editions Sociales, t. II, p. 164
(3) Cf. cette appréciation de Condorcet sur Huygens (Eloges académiques) : "On voit combien l'art de l'horlogerie, pour être porté à un certain degré d'exactitude, demandait de découvertes dans la géométrie et la mécaniques."
(4) Cette étude a été faite sur l'édition de 1756.
(5) Cf. dans le Discours préliminaire du Traité de dynamique : "J'ai tâché dans ma Première Partie de mettre, le plus qu'il m'a été possible, les principes de la Mécanique à la portée des commerçants."
(6) "L'esprit de calcul, qui a chassé l'esprit de système, règne un peu trop à son tour", opine en effet d'Alembert (Fluide).
(7) Principes de la philosophie, IV, 201.
(8) Cf. L'Histoire des progrès de l'esprit humain dans les sciences, par M. Savérien, l'ouvrage célèbre de Condorcet, etc. ainsi que la réflexion citée plus loin s : "Nous ne sommes ici qu'historiens."
(9) Le poids du feu, Revue d'Histoire des Sciences, t. III, n°3, pp. 222-241.
(10) Les inventeurs célèbres, chez Mazenod, Paris, 1950, p. 56.
(11) Cf. aussi le Discours préliminaire du Traité de dynamique.
(12) Oeuvres complètes, éd. Assézat, vol. I, p. 304.
(13) Lettres à une princesse d'Allemagne, XXIX.
(14) Par exemple, citons l'article Corruption (de Chambers), "Mais comme dans la génération aucune matière n'est véritablement créée, ainsi dans la corruption rien n'est réellement anéanti, que cette modification particulière qui constituait la forme d'un être."
(15) A propose des auteurs qui ont tenté d'appliquer les principes mécaniques au corps humain, le Dictionnaire met en garde ses lecteurs : cela "ne doit se faire qu'avec une extrême précaution" car le mécanisme est extrêmement compliqué.
(16) Fr. Engels, Dialectique de la nature, Editions Sociales, chap. III.
(17) Ibid., Introduction.