Le falsificationnisme

 

Le falsificationnisme naïf
        Description
        Méthodologie
        Critique

Le falsificationnisme sophistiqué
        Description
        Méthodologie et hypothèses ad hoc
        Critique

 

Le falsificationnisme, introduit par Karl Popper au milieu du XXe siècle, est une remarquable conception épistémologique, souvent adoptée (ne serait-ce qu’en partie) par la plupart des scientifiques actuels. Observons ceci d’un peu plus près…

 

Le falsificationnisme naïf

Description

Selon cette conception, une théorie peut être élaborée sans aucune contrainte. Une fois obtenue, son adéquation avec la nature doit être testée en essayant de montrer, par l’observation expérimentale, que la théorie est fausse. Contrairement à l’inductivisme, la conception falsificationniste est logiquement justifiée. En effet, un énoncé universel (formulé par une théorie) peut être invalidé par des énoncés singuliers. Logiquement parlant, le falsificationnisme exploite la contraposée de la déduction théorique. En effet, considérons les énoncés suivants :

U : « Tous les objets de type A ont la propriété B » (énoncé théorique)

S : « Cet objet de type A possède la propriété B » (énoncé d’observation)

On a l’implication suivante : U => S. Si U est vrai, alors S est vrai par déduction logique, et on dit que S est déduit de U.

La question est de savoir si l’on peut évaluer la véracité de U à partir d’énoncés singuliers tels que S. La conception inductiviste considère que U est vrai si l’on dispose d’un grand nombre d’énoncés de type S, mais ce raisonnement n’est pas logiquement justifié.

Le falsificationnisme considère la contraposée : non S => non U. Il dit que si l’on observe un énoncé du type non S (« Cet objet de type A ne possède pas la propriété B. »), on pourra en déduire non U (« Il existe des objets de type A qui ne possèdent pas la propriété B. »), c’est-à-dire la fausseté de U. Ce raisonnement-ci est parfaitement justifié par la logique.

Soit l’énoncé théorique « tous les cygnes sont blancs ». Il suffit d’observer un seul cygne noir pour conclure que l’énoncé théorique est faux.


Méthodologie

La méthodologie falsificationniste consiste à rechercher l’invalidation d’une théorie à travers sa falsification expérimentale. La science progresse en falsifiant progressivement ses théories. Elle avance en se basant sur des erreurs et des échecs (contrairement à la vision inductiviste dans laquelle la science se base sur des succès).

Une nouvelle théorie débute à partir de la falsification de la précédente, c’est-à-dire à partir d’un problème à résoudre au sein de la théorie précédente. Par la suite, de nouveaux problèmes surgiront et falsifieront la nouvelle théorie, et ainsi de suite.

Une théorie scientifique doit être une théorie falsifiable, c’est-à-dire une théorie qui formule un certain nombre d’énoncés théoriques falsifiables. Une bonne théorie est une théorie falsifiable, mais pas falsifiée. Dès qu’une théorie est falsifiée, il convient de la rejeter.

Plus une théorie est générale, plus elle est falsifiable (car elle englobe un plus grand nombre d’énoncés théoriques) et plus elle a de la valeur si elle n’est pas falsifiée.


Critique du falsificationnisme naïf

Une critique mineure consiste à dire que le falsificationnisme, en mettant l’accent sur l’invalidation d’une théorie au détriment de sa validation, ne rend pas bien compte de l’histoire de la science. En effet, il existe plein de situations historiques montrant qu’une théorie a gagné sa plus grande valeur après la vérification expérimentale d’une prédiction nouvelle, et non à la suite de falsifications infructueuses.

Cependant, cette critique est plutôt bénéfique car elle permet de passer à une conception de la science plus nuancée : le falsificationnisme sophistiqué.

 

Le falsificationnisme sophistiqué

Description

Désignons par « conjecture » un énoncé théorique destiné à être testé expérimentalement. Le falsificationnisme sophistiqué distingue alors deux types de conjectures.

Une conjecture « prudente » est une conjecture dont le contenu est globalement en accord avec les idées scientifiques du moment. Par contre, une conjecture « audacieuse » est une conjecture dont le contenu est exotique, hasardeux ou inédit pour la science du moment.

Une prédiction nouvelle est souvent une conjecture audacieuse. Par exemple, au début du XXe siècle, la relativité générale a prédit l’existence de nouveaux objets célestes (les trous-noirs). Cette conjecture était clairement audacieuse pour l’époque, car de tels objets étaient à l’opposé de ce qu’on s’attendait à voir lorsqu’on observait le ciel. Par contre, la conjecture disant que « la Terre tourne autour du Soleil suivant une orbite elliptique » est aujourd’hui prudente, car elle ne dit rien d’extraordinaire. La science regorge d’exemples de conjectures audacieuses pour l’époque : l’héliocentrisme de Copernic, le principe de relativité de Galilée, la gravitation de Newton (qui rompt avec la théorie de la pesanteur d’Aristote) et l’influence de la Lune sur les marées terrestres, l’unification des phénomènes électriques et magnétiques chez Maxwell, l’espace-temps courbe d’Einstein, l’indéterminisme de la mécanique quantique, etc.

Le falsificationnisme sophistiqué rétablit le procédé de validation, mais uniquement pour les conjectures audacieuses. L’idée est la suivante.

Falsifier une conjecture audacieuse ne nous apprend pas grand chose : en effet, on aurait montré qu’une idée folle est fausse, ce qui n’est guère étonnant. De même, valider des conjectures prudentes n’est pas très informatif. Par contre, valider une conjecture audacieuse et falsifier une conjecture prudente sont deux opérations beaucoup plus significatives car elles apportent des informations nouvelles sur la théorie.


Méthodologie et hypothèses ad hoc

Le falsificationnisme sophistiqué vise à valider les conjectures audacieuses (qui sont souvent des prédictions) et à falsifier les conjectures prudentes. Cette méthodologie met en avant la perspective historique de l’activité scientifique : une observation de Neptune au début du 19e siècle est beaucoup plus significative que son observation de nos jours.

De plus, au lieu d’avoir pour objectif une théorie hautement falsifiable, on recherchera plutôt une théorie plus falsifiable que celle qu’elle se propose de remplacer. Le degré de falsifiabilité d’une théorie devient donc relatif, alors qu’il était absolu chez le falsificationniste naïf. Une théorie ne peut être remplacée que par une nouvelle théorie plus falsifiable. Cette méthodologie se base donc sur une falsification ascendante des théories.

L’exigence de la falsification ascendante permet de rejeter les hypothèses ad hoc qui seraient invoquées pour défendre indéfiniment une théorie falsifiée. Une hypothèse ad hoc est une hypothèse ajoutée à la théorie dans le but de la rendre « artificiellement » compatible avec une observation problématique. Il se fait que l’ajout d’une hypothèse ad hoc ne rend pas la théorie plus falsifiable, c’est pourquoi ce genre d’hypothèses n’est pas permis.

Soit la théorie « tous les ours sont bruns ». Supposons que l’on ait observé un ours blanc dans une région polaire, ce qui falsifie la théorie. Une modification ad hoc de la théorie serait « tous les ours sont bruns, sauf celui-là qui est blanc ». Cette nouvelle théorie n’est pas plus falsifiable que la précédente, car elle ne formule aucun énoncé falsifiable nouveau, par rapport à la précédente théorie. Autrement dit, un test pour la nouvelle théorie est aussi un test pour l’ancienne théorie. Une telle modification ad hoc est rejetée par le falsificationniste sophistiqué.

Par contre, une prédiction nouvelle n’est pas une modification ad hoc et est donc permise.

Au début du XIXe siècle, on ne connaissait pas encore la planète Neptune. L’observation d’Uranus a révélé que son mouvement différait de celui prédit par la mécanique newtonienne. L’observation a donc falsifié la théorie. Cette dernière a été modifiée par l’ajout d’une hypothèse selon laquelle il existerait une planète inconnue qui perturberait l’orbite d’Uranus, ce qui expliquerait son mouvement inhabituel. Cette théorie modifiée est plus falsifiable que la précédente, car elle contient un énoncé falsifiable nouveau : « il existe une nouvelle planète dont voici l’orbite présumée ». Neptune est d’ailleurs la première planète dont l’existence a été prédite uniquement par calcul, ce qui a couronné la mécanique newtonienne d’un succès encore plus grand.


Critique du falsificationnisme sophistiqué

Le falsificationnisme est une conception assez remarquable, car elle fournit une véritable méthodologie, aux qualités certaines, au scientifique. Cependant, trois critiques peuvent diminuer la pertinence de cette conception.

Critique 1. Celle-ci est la même que celle qui a été portée contre l’inductivisme. Le falsificationnisme suppose que l’observation empirique est infaillible et lui confère un pouvoir invalidateur. Seulement, l’observation est faillible, essentiellement parce qu’elle présuppose une théorie préliminaire qui est faillible.

Critique 2. Celle-ci est de nature historique. En effet, un grand nombre de théories ont été falsifiées après leur apparition, sans qu’elles n’aient été abandonnées pour autant.

Lorsque Copernic a introduit sa théorie héliocentrique du système solaire, celle-ci prédisait que la taille de Vénus devait changer notablement au cours de l’année. Or, l’observation empirique montrait une taille constante. La théorie copernicienne n’a pas été rejetée pour autant.

Cet exemple illustre également la première critique. En effet, l’observation que la taille de Vénus ne varie pas est fausse ! En effet, les observations se faisaient à l’oeil nu à l’époque, et l’oeil évalue mal les dimensions d’une petite source lumineuse. Suivant la première critique, l’observation présupposait que l’oeil était un bon témoin, ce qui l’a rendue faillible. Par la suite, une observation au téléscope a bien montré que la taille de Vénus était variable.

Au XIXe siècle, la mécanique newtonienne a été falsifiée par l’observation que l’orbite de Mercure était en rotation autour du Soleil d’une manière incompatible avec la théorie (avance du périhélie de Mercure). De nombreuses hypothèses ont été introduites pour expliquer cette observation, comme par exemple celle que des astres comme le Soleil influençaient le mouvement de Mercure ou encore le postulat de l’existence d’une nouvelle planète hâtivement baptisée Vulcain (hypothèse motivée par le succès de la découverte de Neptune). Malheureusement, aucune de ces tentatives n’a pu expliquer l’anomalie de Mercure. La théorie newtonienne n’a pas été abandonnée pour autant.

Le falsificationnisme sophistiqué peut cependant répondre à cette critique. En effet, la vision de la science qui progresse par falsification ascendante implique aussi qu’une théorie est acceptée tant qu’il n’existe pas de meilleure théorie pour la remplacer. Ainsi, une théorie actuelle pourrait être falsifiée, mais pas rejetée tant qu’elle reste « ce qui se fait de mieux » pour l’époque.

Critique 3. Cette dernière critique est la plus impitoyable. Selon elle, il est impossible de réellement falsifier une théorie par l’expérience. En effet, entre la formulation d’une prédiction théorique et la mise en oeuvre expérimentale de sa vérification, un grand nombre d’hypothèses auxiliaires sont ajoutées, liées au conditions adoptées pour l’expérience (notamment, les hypothèses sur le fonctionnement des instruments de mesure). Lors d’un test expérimental, une théorie est donc toujours entourée d’une ceinture d’hypothèses auxiliaires. Si l’expérience est un échec, on ne peut savoir si c’est la théorie qui est fausse, ou l’une des hypothèses auxiliaires.

On peut reprendre ici l’expérience de Hertz qui a tenté de mesurer la vitesse des ondes radio. La théorie prédisait que cette vitesse est celle de la lumière, et l’une des hypothèses auxiliaires lors de l’expérience était que les dimensions du laboratoire ne jouaient aucun rôle. L’expérience fut un échec, et pourtant la théorie était correcte. La faute était à placer sur l’hypothèse auxiliaire : en effet, les ondes radio se réfléchissaient sur les murs et faussaient les mesures.

Il n’existe donc pas de falsification concluante.