La science peut-elle agir seule ?

         La rationalité de type philosophique est ce voeu, proprement philosophique, de suivre en tout la raison et la raison seule . Elle est une éducation de la raison par elle-même, pour tous les hommes - et non seulement pour les savants - pour tous les secteurs de l’existence, de l’expérience, de la pratique, pour tous les domaines de la pensée et de l’action .

         La rationalité de type scientifique est cette discipline de la pensée, proprement scientifique, des savants à l’égard des démonstrations, des hypothèses, des constatations, des approximations, discipline qui sépare radicalement l’état d’esprit scientifique de celui qui ne l’est pas . Mais cette discipline, cette rigueur scientifiques ne valent que dans des domaines restreints, spécialisés et autonomes du savoir et de la pratique . La rationalité scientifique ne prépare donc pas à une pensée et à une attitude rationnelles dans les autres domaines et les autres activités où s’exercent les hommes, y compris les savants en tant qu’hommes . La science est une entreprise rationnelle régionale . [...] L’entreprise rationnelle des sciences ne peut servir en dehors des sciences elles-mêmes .

 

         Il semble que la science sans la philosophie courrait à sa perte, en cela qu’elle est trop exclusive et porte des oeillères qui l’empêchent d’apprécier ce qui n’est pas science . C’est pour cela par exemple que la physique appartenait jadis à la philosophie, et que par analogie soit né le terme de métaphysique (« après la physique », ce que celle-ci ne peut plus expliquer ) . Les scissions sciences-philosophie sont encore toutes récentes (depuis le XVIIème jusqu’au XXème siècle), et elles résident surtout dans le fait que les deux sont extrêmement différentes .

         La science éprouve le besoin maladif de prouver, de vérifier les hypothèses qu’elle émet ; la philosophie se complaît à émettre ces théories . Elle n’admet aucun savoir définitivement acquis ou universel, en rejetant le dogmatisme et l’absolu (c’est l’idée de recherche libre) . Ainsi le philosophe doit arriver au point de savoir qu’il sait certes beaucoup de choses, mais que s’il y réfléchit le contraire apparaît : il doit douter et interroger le savoir qu’il a acquis . Au contraire le savant essaie toujours de faire progresser ce savoir, sans réellement s’interroger sur celui qu’on lui a enseigné mais en l’utilisant pour aller de l’avant ; cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas le faire, mais plutôt que cela ne l’intéresse plus (rappelons que jusqu’à Galilée, beaucoup de scientifiques étaient également philosophes, car l’état de la science était tout autre) .

         Science et philosophie représentent deux ordres de pensée différents : la première recherche une explication rigoureuse de la phénoménalité, l’autre tente d’élucider ce monde phénoménal qui se présente à elle (et peut alors faire référence à la science) . Pourtant on retrouve un point commun très important, ce retour à la raison et à la réflexion pour que tout acquière un sens, une cohérence . De même, on retrouve des buts qui se rejoignent : l’une comme l’autre est le désir d’atteindre la sagesse et la connaissance, c’est-à-dire d’atteindre quelque chose qui demande du travail et de la réflexion, mais aussi d’assouvir une curiosité .

         Derrière le monde phénoménal, le scientifique doit postuler l’existence d’une réalité métaphysique, la réalité . C’est pourquoi le monde tel que le conçoit le physicien ou l’astronome n’est qu’une approximation de cette réalité métaphysique supposée, mais le but du physicien n’est pas d’offrir une explication hypothétique de cette réalité métaphysique, mais de donner des éléments en accord avec l’expérience, forme sensible de la réalité . Vérité scientifique et vérité métaphysique ne sont donc pas compatibles, mais doit-on dire que la science peut se passer de la métaphysique, ou inversement ?

 

         Faire de la mayonnaise sans oeufs, c’est possible (avec beaucoup d’huile et un bon coup de fouet ...), mais c’est nettement moins bon qu’avec . Et bien la science et la métaphysique, c’est un peu pareil, le goût en moins : un exemple contemporain, surtout en biologie (« l’éthique ») permet de mieux comprendre .

Le scientifique doit poursuivre ses recherches dans la mesure où il les a d’abord bien réfléchies dans ce qu’elles apporteront à l’humanité, et cela ne peut se faire qu’avec l’aide de la métaphysique et de la philosophie . C’est à cela qu’on reconnaît le savant génial de l’ordinaire : si Einstein est plus connu qu’Oppenheimer, c’est parce qu’il refusa de continuer ses recherches sur la bombe atomique - son génie s’exerça en outre dans d’autres domaines, comme l’astrophysique -, laissant au second la gloire de la découverte la plus horrible de l’humanité . Les problèmes d’éthique scientifique sont plus du ressort philosophique que scientifique .