Démiurge, prométhéenne, la Chimie a puissance sur le réel !


Science de la matière et de ses transformations
, elle fournit des structures pour des propriétés et élabore des procédés pour la synthèse de structures. Elle joue un rôle primordial dans notre compréhension des phénomènes matériels, dans notre capacité d’agir sur eux, de les modifier, de les contrôler et d’en inventer de nouvelles manifestations, molécules et matériaux nouveaux, doués de propriétés nouvelles ; nouveaux, en effet, car n’ayant pas existé avant d’être créés par recomposition des agencements des atomes en des combinaisons et des structures inédites et infiniment variées.

Science de transfert aussi, nœud de communication et relais entre le simple et le complexe, entre les lois de la physique et celles du vivant, entre le fondamental et l’appliqué.

La vie est elle-même jeu moléculaire, certes complexe à l’extrême, mais obéissant aux règles qui régissent structures et transformations chimiques de la matière. Et elle n’exprime qu’un champ restreint de l’univers des variétés moléculaires, mais quelle démonstration de leurs potentialités !

 

 

 

 

 

 

 

La chimie, quant à elle, transcende les frontières, pour penser hybrides, chimères, bêtes fabuleuses et encore irréelles, sphinx, minotaures, licornes et autres croisements contre nature.

Par sa capacité de sans cesse recréer le réel, de s’inventer et se réinventer au fur et à mesure qu’elle se développe, par son pouvoir sur la nature des espèces matérielles et sur les transformations qui permettent de les produire et de les mettre en réaction, la chimie exprime sa faculté créatrice.

 

Comme l’artiste, le chimiste imprime dans la matière les fruits de son imagination créatrice. La pierre, les sons et les mots ne contiennent pas l’œuvre que le sculpteur, le compositeur, l’écrivain en modèlent. De la même manière, le chimiste crée molécules originales, matériaux nouveaux et propriétés inédites à partir des éléments que l’univers lui fournit.

 

Le propre de la Chimie n’est pas de découvrir seulement, mais d’inventer et de créer surtout. Le livre de la Chimie n’est pas à lire seulement, il est à écrire ! La partition de la Chimie n’est pas à jouer seulement, elle est à composer !

 

Mais l’œuvre chimique relève à la fois de l’être et du paraître. Elle ne s’exprime pas seulement sur la réalité sensible, l’apparence (couleur, texture, odeur, etc.), mais d’abord sur la structure intime de la matière, son essence.

De la plus simple, celle de l’eau par exemple, à la double hélice des acides nucléiques, porteurs de l’information génétique, la formule chimique exprime l’essence même de la matière, sa nature intime. Elle porte le message de la structure et des propriétés de la molécule et du matériau. Elle est un signe à trois dimensions, une représentation de la disposition réelle dans l’espace, des atomes formant la molécule.

Le signe moléculaire – gravé dans la matière ! – décrit une réalité sensible, une réification du mot et du texte.

La langue chimique est langage et langue à la fois si, comme l’écrivait Roland Barthes, “ le langage est une législation, la langue en est le code ”.

Les transformations chimiques sont les moyens par lesquels la chimie convertit ses objets les uns dans les autres et en crée de nouvelles formes. Elles représentent la patiente et profonde enquête du pouvoir sur la recomposition de la matière.

La flèche symbolique de la réaction chimique n’est pas flèche de l’espace ou du temps, mais flèche de la transformation des essences, de l’action sur la matière, flèche de la mutation du réel, convertissant les molécules parentes en leur descendance, forte de propriétés originales.

A + B + C… en réaction → X + Y + Z…

“ Père de la flèche est la pensée : comment étendre ma portée vers là-bas ? ”

“ Et la flèche vole dans le sens de l’action ”.

Flèche aussi de Paul Klee :

 

 

Et la flèche peut être lumière,

photo-Chimie →

 

interaction entre lumière et matière.

 

Chimie où le grain de lumière, le photon hv, porte l’impulsion, absorbé par la matière, il l’élève dans un état nouveau, d’énergie supérieure, riche de transformations latentes, dormantes, qu’il met en état de se faire.

Ainsi au sein de la molécule et de la matière se déclenche une cascade de transformations nées de la rencontre avec le rayonnement initial.

 

 

Par-delà la molécule s’étend la chimie supramoléculaire, où les interactions entre espèces moléculaires définissent le lien, l’action et la réaction, bref, le comportement des individus et des populations moléculaires : leur structure individuelle ou sociale en tant qu’ensemble ayant son organisation propre ; leur stabilité ou leur fragilité, leur tendance à s’associer ou à s’isoler ; leur sélectivité, aptitude à se reconnaître, “ affinités électives ” ; leur dynamique, fluidité ou rigidité des structures, tensions, mouvements et réorientations ; leur réactivité, actions réciproques et transformations mutuelles.

Il est ici question de comportement moléculaire, d’attraction, de répulsion, d’action et de réaction : toute une sociologie des populations moléculaires ! reposant sur la mise en œuvre de l’information portée par les espèces

pour reconnaître, transformer, transférer,
s’auto-organiser et pourquoi pas,

se reproduire !

Par la plasticité des formes et des fonctions de la molécule et du matériau, par sa puissance créatrice ainsi que par son rôle de relais, la chimie n’est pas sans analogie avec l'Art,

démarche de transfert par l’œuvre créée.

 

 

Une molécule s’édifie en une architecture qui a ses fondations, ses charpentes, ses volumes et ses agencements, ses espaces ouverts et fermés, ses passages dangereux et ses garde-fous protecteurs, ses ornements.

Si la chimie est architecture et sculpture, elle est aussi musique, construction rigoureuse d’une fugue, subtilité des variations, utilisation judicieuse des instruments, parcours en soliste, renforcement par l’orchestre… On pourrait ainsi analyser à loisir les résonances artistiques de la chimie. Il est significatif que l’on parle d’alchimie du verbe, des sons et des couleurs. Ici le langage porte la pulsion fondamentale de la puissance créatrice, et ne trouve pour exprimer l’essence de la Poésie, de la Musique et de la Peinture, que l’Alchimie, la poétique de la Chimie !

 

Art-Chimie,

                   All-Chimie,

                                      Tout est Chimie

Jean-Marie Lehn,

titulaire de la chaire de chimie des interactions moléculaires
au Collège de France, a reçu le prix Nobel de chimie en 1987

 

Le présent texte, dans sa version initiale, accompagnait un ensemble de photographies de Tromeur (Rémanences Editions, 1991).