C'est une question volée à un élève qui sortait de quelques heures de retenue...

 

Pourquoi votre lycée est-il construit comme une prison ?

 

C'est un peu sévère. Les acteurs de cette "prison" pourraient même être blessés par cette question. Ils essaient souvent de rendre l'endroit le plus engageant possible, le plus propice à favoriser sa vocation : l'apprentissage. Mais c'est bien là la vraie question : qu'avez-vous à apprendre du lycée ? Le nom du ministère, l'Education nationale, n'est pas anodin : nous ne parlons pas d'Instruction nationale. Pourquoi le lycée est-il donc un lieu où les libertés sont restreintes ?
Parce que c'est dans cet endroit comme partout ailleurs, on n'aime pas la liberté et qu'on s'entend magnifiquement à la contenir, la réduire, la contraindre ou la limiter au maximum. Le pouvoir l'aller et venir, de circuler librement, sans entrave, de se mouvoir sans avoir de comptes à rendre, celui d'user comme on le souhaite de son temps, de ses nuits et de ses jours, de décider de ses heures de lever et de coucher, celui de travailler ou de se reposer, de manger, de dormir, tout ce qui manifeste l'autonomie de l'individu (la possibilité de décider de son existence dans le moindre détail) gêne considérablement la société dans son ensemble. Voilà pourquoi elle a inventé un certain nombre d'institutions qui fonctionnent selon des techniques de quadrillage : quadrillage de votre espace, quadrillage de votre temps.
La société n'aime pas la liberté car elle n'engendre pas l'ordre, la cohérence sociale, la communauté utile mais plutôt l'éclatement des activités, l'individualisation et l'atomisation sociale. La liberté fait peur, angoisse : elle inquiète l'individu, qui se retrouve face à lui-même, dans le doute devant la possibilité de choisir, dont d'expérimenter le poids de la responsabilité  ; mais elle gêne également la société qui préfère des personnages intégrés dans le projet prévu pour chacun plutôt qu'une multiplicité de pièces jouées par des petits groupes d'individus.

Haine de la liberté et dressage social
L'usage libre de son temps, de son corps, de sa vie engendre une angoisse plus grande que si l'on se contente d'obéir aux instances génératrices de docilité - la famille, l'école, le travail et autres occasions d'en finir avec la liberté au profit d'une sécurité offerte par la société : une profession, un statut, une visibilité sociale, une reconnaissance par l'argent, etc... Voilà pourquoi,  pour éviter l'angoisse d'une liberté sans objet, les hommes aiment si souvent se jeter dans les bras de machines sociales qui finissent par les ingérer, les broyer puis les digérer.
Dès votre plus jeune âge, l'école vous prend en charge pour vous socialiser, autant dire pour vous faire renoncer à votre liberté sauvage et vous faire préférer la liberté définie par la loi. Le corps et l'âme sont façonnés, fabriqués. On inculque une façon de voir le monde, d'envisager le réel, de penser les choses. On norme. L'écolier du primaire, le collégien, le lycéen, l'étudiant des classes préparatoires subissent l'impératif de rentabilité scolaire : les points à accumuler, les notes à obtenir, au-dessus de la moyenne de préférence, les coefficients qui décident de ce qui est important ou non pour bien vous intégrer, les livrets qui constituent autant de fiches de police associées à vos mouvements administratifs, les copies à rédiger selon un code très précis, la discipline à respecter dans le moindre détail, l'objectif du passage dans la classe supérieure, le théâtre du conseil de classe qui examine l'étendue de votre docilité, la distinction des sections en fonction des besoins du système, l'obtention des diplômes comme autant de sésames, même si, en soi, ils ne servent à rien : tout vise moins pour vous une compétence (sinon pourquoi n'être pas bilingue après sept années d'apprentissage d'une langue étrangère ?) qu'une mesure de votre aptitude à l'obéissance, à la docilité, à la soumission aux demandes du corps enseignant, des équipes pédagogiques et de direction.
Et l'architecture du lycée, me direz-vous ? Elle suppose qu'à chaque moment de la journée, dès que vous entrez dans l'établissement jusqu'au moment où vous en sortez, on sache où vous vous trouvez et ce que vous y faites. Votre usage du temps dans un lieu fait l'objet d'un marquage, d'un pointage et d'un savoir rigoureux. Le lycée, c'est un bâtiment avec des flux, des circulations de personnes qui vont et viennent, se rendent dans une salle, en quittent une autre, se dirigent vers une documentation, un réfectoire, une salle de sport ou d'informatique, un atelier. Ces flux s'activent à des moments précis de la journée : entrée du matin, changements de cours et sortie du soir.

Pas vu, pas pris
Quiconque contrôle ces flux contrôle les individus qui les constituent. Chaque passage de groupe se matérialise, chaque passage d'individu se repère, surtout s'il a lieu pendant une heure de cours, car il signale alors un dysfonctionnement (on va aux toilettes, à l'infirmière, au bureau d'un responsable de discipline, à la documentation, on devient nomade quand on vous force à la sédentarité). D'où une installation des bureaux aux points névralgiques des passages : surveillants, conseillers principaux d'éducation (le nom a changé, plus présentable, mais la fonction reste celle du préfet de discipline de jadis), personnel d'encadrement (responsables de sections, de groupes, de niveaux). Partout, vous devez pouvoir être vu. C'est le principe du panoptique : là où vous êtes, quelle que soit votre activité,  on vous voit. L'architecture du lycée est faite pour organiser cette visibilité perpétuelle de vos mouvements et de vos stations.
Le quadrillage de l'espace est rendu possible par l'architecture. Celui de votre journée, puis celui de votre année, par l'emploi du temps. Avec l'abscisse du lieu occupé par votre classe (la salle de cours numérotée), et l'ordonnée du moment de la journée (le découpage des heures), on obtient la possibilité d'un croisement qui informe en permanence l'autorité du lieu où vous vous trouvez. Votre visibilité est maximale. Les sonneries contraignent aux déplacements, aux rythmes, les cahiers d'appel signalent votre présence ou votre absence. Et le plan de classe affine l'opération de repérage : à l'heure dite, au lieu dit, vous occupez un espace déterminé (deux mètres cubes d'air) que vous ne pouvez quitter seulement avec la permission de l'autorité (le professeur qui vous invite au tableau, à distribuer des photocopies ou des devoirs corrigés, sinon la sonnerie qui prépare le changement de lieu).
Votre liberté individuelle disparaît dans les quadrillages d'espace (l'architecture) et les quadrillages du temps (l'administration). La même logique de panoptique préside au fonctionnement des casernes, des prisons et des ateliers, avec des aménagements propres à chaque endroit : des sirènes au lieu de sonneries, des pointages à la place des appels, des cellules en guise de salles de cours, des grades plutôt que des notes, du tir au fusil et non de la rédaction de copies, le mitard ou les arrêts de rigueur pour remplacer les colles ou les retenues, le licenciement équivalant au renvoi, le tribunal des prud'hommes au conseil de discipline, les contremaîtres remplaçant les surveillants et les professeurs, etc... Chaque fois, on veut un bon écolier, un bon soldat, un bon citoyen, un bon ouvrier. La liberté, pour quoi faire ? Car il s'agit avant tout d'encager les possibilités multiples de la liberté pure pour les contraindre à passer par le trou d'aiguille de la discipline sociale. Le but non avoué étant d'éteindre les formidables puissances de désordre contenues dans une liberté sans limites.
Aux plus dociles, à ceux qui renoncent le plus visiblement à leur liberté individuelle, la société reconnaissante distribue des gratifications : emplois, postes de responsabilité, autorité déléguée, grade dans la hiérarchie, puissance sur autrui, salaires qui permettent de consommer, donc d'apparaître tel un individu modèle d'intégration. Diplômes, carrière, travail, revenu : la société ne ménage pas ses cadeaux aux éléments les plus décidés à collaborer à son projet. Le panoptique guette partout où la liberté existe : dans la famille, dans la relation avec les autres, au travail bien sûr, mais aussi dans son quartier, sa cité, son pays. Et bientôt, sur la planète entière. Une poignée seulement résiste aux appels de la sirène pour préférer une plus grande liberté, même s'il faut le payer d'une moins grande sécurité ou d'une moindre visibilité sociale. A vous de choisir : serez-vous de cette poignée ?