Textes fondateurs de l'éducation républicaine

CONDORCET, Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique présentés à l'Assemblée législative au nom du Comité d'instruction publique, 20 et 21 avril 1792

FERRY, Jules, De l'égalité d'éducation, Conférence du 10 avril 1870

 

Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'instruction publique présentés à l'Assemblée législative au nom du Comité d'instruction publique, les 20 et 21 avril 1792, par Condorcet

Mathématicien, économiste, philosophe et homme politique - il siège à l'Assemblée législative puis à la Convention -, Condorcet (1743-1794) ne dissocie pas la réflexion de l'action et est profondément persuadé du lien entre une éducation publique bien orientée et le progrès intellectuel et moral des êtres humains. Il rédige pour le Comité d'instruction publique cinq mémoires qui feront la matière d'un projet de décret ; ni la Législative, ni la Convention ne statueront sur ce texte, qui contient tous les fondements de l'école républicaine.




Messieurs,

Offrir à tous les individus de l'espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d'assurer leur bien-être, de connaître et d'exercer leurs droits, d'entendre et de remplir leurs devoirs.

Assurer à chacun la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d'être appelé, de développer toute l'étendue de talents qu'il a reçu de la nature ; et par là établir entre les citoyens une égalité de fait et rendre l'égalité politique reconnue par la loi : tel doit être le premier but d'une instruction nationale ; et sous ce point de vue, elle est, pour la puissance publique, un devoir de justice.

Diriger l'enseignement de manière que la perfection des arts augmente les jouissances de la généralité des citoyens et l'aisance de ceux qui les cultivent, qu'un plus grand nombre d'hommes devienne capable de bien remplir les fonctions nécessaires à la société, et que les progrès toujours croissants des lumières ouvrent une source inépuisable de secours dans nos besoins, de remèdes dans nos maux, de moyens de bonheur individuel et de prospérité commune.

Cultiver enfin, dans chaque génération, les facultés physiques, intellectuelles et morales, et par là contribuer à ce perfectionnement général et graduel de l'espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée.

Tel doit être encore l'objet de l'instruction ; et c'est pour la puissance publique un devoir imposé par l'intérêt commun de la société, par celui de l'humanité entière. Mais en considérant sous ce double point de vue la tâche immense qui nous a été imposée, nous avons senti, dès nos premiers pas, qu'il existait une portion du système générale de l'instruction qu'il était possible d'en détacher sans nuire à l'ensemble, et qu'il était nécessaire d'en séparer, pour accélérer la réalisation du nouveau système. C'est la distribution et l'organisation générale des établissements d'enseignement public.

En effet, quelles que soient les opinions sur l'étendue précise de chaque degré d'instruction, sur la manière d'enseigner, sur plus ou moins d'autorité consacrée aux parents, ou cédée aux maîtres, sur la réunion des élèves dans des pensionnats établis par l'autorité publique, sur les moyens d'unir à l'instruction proprement dite le développement des facultés physiques et morales, l'organisation peut être la même ; et, d'un autre côté, la nécessité de désigner les lieux d'établissements, de faire composer les livres élémentaires, longtemps avant que ces établissements puissent être mis en activité, obligeait à presser la décision de la loi sur cette portion du travail qui nous est confié. Nous avons pensé que, dans ce plan d'organisation général, notre premier soin devait être de rendre, d'un côté, l'éducation aussi égale, aussi universelle, de l'autre aussi complète que les circonstances pouvaient le permettre qu'il fallait donner à tous également l'instruction qu'il est possible d'étendre sur tous mais ne refuser à aucune portion des citoyens l'instruction plus élevée qu'il est impossible de faire partager à la masse entière des individus ; établir l'une, parce qu'elle est utile à ceux qui la reçoivent ; et l'autre, parce qu'elle l'est à ceux mêmes qui ne la reçoivent pas.

La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre doivent être aussi indépendants qu'il est possible de toute autorité politique ; et comme néanmoins cette indépendance ne peut être absolue, il résulte du même principe qu'il faut ne les rendre dépendants que de l'assemblée des représentants du peuple, parce que de tous les pouvoirs, il est le moins corruptible, le plus éloigné d'être entraîné par des intérêts particuliers, le plus soumis à l'influence de l'opinion générale des hommes éclairés, et surtout parce qu'étant celui de qui émanent essentiellement tous les changements, il est dès lors le moins ennemi du progrès des lumières, le moins opposé aux améliorations que ce progrès doit amener.

Nous avons observé enfin que l'instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles ; qu'elle devait embrasser tous les âges ; qu'il n'y en avait aucun où il ne fût utile et possible d'apprendre, et que cette seconde instruction est d'autant plus nécessaire, que celle de l'enfance a été resserrée dans des bornes plus étroites. C'est là même une des causes principales de l'ignorance où les classes pauvres de la société sont aujourd'hui plongées ; la possibilité de recevoir une première instruction leur manquerait encore moins que celle d'en conserver les avantages.

Nous n'avons pas voulu qu'un seul homme, dans l'empire, pût dire désormais : "la loi m'assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi ; mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m'entoure. On m'a bien appris dans mon enfance ce que j'avais besoin de savoir ; mais, forcé de travailler pour vivre, ces premières notions se sont bientôt effacées, et il ne m'en reste que la douleur de sentir, dans mon ignorance, non la volonté de la nature, mais l'injustice de la société."

Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres : "La fortune de vos parents n'a pu vous procurer que les connaissances les plus indispensables ; mais on vous assure des moyens faciles de les conserver et de les étendre. Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer et ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie."

 

"De l'égalité d'éducation", conférence prononcée par Jules Ferry le 10 avril 1870.

Jules Ferry (1832-1893) est député de Paris depuis moins d'un an quand il prononce cette conférence. L'Ecole républicaine qu'il appelle de ses voeux dès le Second Empire mettra un terme aux divisions entre les Français : elle exorcisera le passé et assurera le triomphe des principes de 1789 ; elle traitera les inégalités sociales et rendra possible l'entente entre les classes, pour éviter que ne s'enclenche une révolution sociale.

Le siècle dernier et le commencement de celui-ci ont anéanti les privilèges de la propriété, les privilèges et la distinction des classes ; l'oeuvre de notre temps n'est pas assurément plus difficile. À coup sûr, elle nécessitera de moindres orages, elle exigera de moins douloureux sacrifices ; c'est une oeuvre pacifique, c'est une oeuvre généreuse, et je la définis ainsi ; faire disparaître la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l'inégalité d'éducation. C'est le problème du siècle et nous devons nous y rattacher. Et quant à moi, lorsqu'il m'échut ce suprême honneur de représenter une portion de la population parisienne dans la Chambre des députés, je me suis fait un serment : entre toutes les nécessités du temps présent, entre tous les problèmes, j'en choisirai un auquel je consacrerai tout ce que j'ai d'intelligence, tout ce que j'ai d'âme, de cour, de puissance physique et morale. c'est le problème de l'éducation du peuple. (Vifs applaudissements)

L'inégalité d'éducation est, en effet, un des résultats les plus criants et les plus fâcheux, au point de vue social, du hasard de la naissance. Avec l'inégalité d'éducation, je vous défie d'avoir jamais l'égalité des droits, non l'égalité théorique, mais l'égalité réelle, et l'égalité des droits est pourtant le fond même et l'essence de la démocratie.

Faisons une hypothèse et prenons la situation dans un de ses termes extrêmes : supposons que celui qui naît pauvre naisse nécessairement et fatalement ignorant. Je sais bien que c'est là une hypothèse, et que l'instinct humanitaire et les institutions sociales, même celles du passé, ont toujours empêché cette extrémité de se produire ; il y a toujours eu dans tous les temps, - il faut le dire à l'honneur de l'humanité - il y a toujours eu quelques moyens d'enseignement plus ou moins organisés, pour celui qui était né pauvre, sans ressources, sans capital. Mais, puisque nous sommes dans la philosophie de la question, nous pouvons supposer un état de choses où la fatalité de l'ignorance s'ajouterait nécessairement à la fatalité de la pauvreté, et telle serait, en effet, la conséquence logique, inévitable d'une situation dans laquelle la science serait le privilège exclusif de la fortune. Or, savez-vous, messieurs, comment s'appelle, dans l'histoire de l'humanité, cette situation extrême ? C'est le régime des castes. Le régime des castes faisait de la science l'apanage exclusif de certaines classes. Et si la société moderne n'avisait pas à séparer l'éducation, la science, de la fortune, c'est-à-dire du hasard de la naissance, elle retournerait tout simplement au régime des castes.

À un autre point de vue, l'inégalité d'éducation est le plus grand obstacle que puisse rencontrer la création de moeurs vraiment démocratiques. Cette création s'opère sous nos yeux ; c'est déjà l'oeuvre d'aujourd'hui, ce sera surtout l'œuvre de demain : elle consiste essentiellement à remplacer les relations d'inférieur à supérieur sur lesquelles le monde a vécu pendant tant de siècles, par des rapports d'égalité.

Les sociétés anciennes admettaient que l'humanité fût divisée en deux classes : ceux qui commandent et ceux qui obéissent ; tandis que la notion de commandement et de l'obéissance qui convient à une société démocratique comme la nôtre, est celle-ci : il y a toujours, sans doute, des hommes qui commandent, d'autres hommes qui obéissent, mais le commandement et l'obéissance sont alternatifs, et c'est à chacun son tour de commander et d'obéir. (Applaudissements)

Voilà la grande distinction entre les sociétés démocratiques et celles qui ne le sont pas. Ce ce que j'appelle le commandement démocratique ne consiste donc plus dans la distinction de l'inférieur et du supérieur ; il n'y a ni inférieur, ni supérieur ; il y a deux hommes égaux qui contractent ensemble, et alors dans le maître et dans le serviteur, vous n'apercevrez plus que deux contractants ayant chacun leurs droits précis, limités et prévus ; chacun leurs devoirs et, par conséquent, chacun leur dignité. (Applaudissements répétés)

Voilà ce que doit être un jour la société moderne ; mais - et c'est ainsi que je reviens à mon sujet -, pour que ces moeurs égales dont nous apercevons l'aurore, s'établissent, pour que la réforme démocratique se propage dans le monde, quelle est la première condition ? C'est qu'une certaine éducation soit donnée à celui qu'on appelait autrefois un inférieur, à celui que l'on appelle encore un ouvrier, de façon à lui inspirer ou à lui rendre le sentiment de sa dignité ; et, puisque c'est un contrat qui règle les positions respectives, il faut au moins qu'il puisse être compris des deux parties. (Nombreux applaudissements)

Enfin, dans une société qui s'est donné pour tâche de fonder la liberté, il y a une grande nécessité de supprimer les distinctions de classes. Je vous le demande,de bonne foi, à vous tous qui êtes ici et qui avez reçu des degrés d'éducation divers, je vous demande si, en réalité, dans la société actuelle il n'y a plus de distinction de classes ? Je dis qu'il en existe encore ; il y en a une qui est fondamentale, et d'autant plus difficile à déraciner que c'est la distinction entre ceux qui ont reçu l'éducation et ceux qui ne l'ont point reçue. Or, messieurs, je vous défie de faire jamais de ces deux classes une nation égalitaire, une nation animée de cet esprit d'ensemble et de cette confraternité d'idées qui font la force des vraies démocraties, si, entre ces deux classes, il n'y a pas eu le premier rapprochement, la première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur les bancs de quelque école. (Applaudissements)

(...) D'une nouvelle direction de la pensée humaine, un nouveau système d'éducation devait sortir. Ce système se développa, se précisa avec le temps, et un jour il trouva son prophète, son apôtre, son maître dans la personne d'un des plus grands philosophes dont le dix-huitième siècle et l'humanité puissent s'honorer, dans un homme qui a ajouté à une conviction philosophique, à une valeur intellectuelle incomparable, une conviction républicaine, poussée jusqu'au martyre ; je veux parler de Condorcet. (Applaudissements) C'est Condorcet qui, le premier, a formulé, avec une grande précision de théorie et de détails, le système d'éducation qui convient à la société moderne.

J'avoue que je suis resté confondu quand, cherchant à vous apporter ici autre chose que mes propres pensées, j'ai rencontré dans Condorcet ce plan magnifique et trop peu connu d'éducation républicaine.