L'astronomie, au carrefour des disciplines
La CHIMIE

La présence de molécules dans les atmosphères d'étoiles froides est connue depuis plus d'un siècle grâce à l'observation de bandes d'absorption dans leur spectre. Mais ce n'est qu'en 1941 qu'ont été observées les premières molécules dans l'espace interstellaire. Il s'agissait de radicaux CH, CH+ et CN identifiés grâce aux raies d'absorption qu'ils produisaient dans le spectre UV proche de l'étoile z Ophiuci (un radical est une espèce chimique de forme moléculaire, le plus souvent très instable en laboratoire, mais qui existe sans difficultés dans un espace interstellaire très peu dense). Pendant longtemps, ce furent les seules molécules détectées.
Puis des radiotélescopes décimétriques et centimétriques détectèrent trois nouvelles espèces : le radical oxhydryle OH, l'ammoniac NH3 et le formaldéhyde H2CO. Mais c'est le développement de la radioastronomie millimétrique qui permit une grande moisson de découvertes à partir de 1970, à commencer par le monoxyde de carbone interstellaire, CO. La découverte de nouvelles molécules s'est accélérée au point d'atteindre le rythme d'une par mois dans les années 1973-1974.

Naissance de l'astrochimie
A ce jour, plus de 80 molécules et radicaux différents ont été détectés dans l'espace. Les molécules observées vont des plus simples, à deux atomes telles que H2, CO, CH, OH, CN, NO... et même le chlorure de sodium NaCl, jusqu'à des molécules organiques complexes comme l'alcool éthylique C2H5OH ou l'acétone CH3COCH3. La molécule la plus lourde a été observée dans une enveloppe d'étoile : il s'agit d'une longue chaîne carbonée à 13 atomes de carbone, le cyanodécapentayne HC11N. Ces molécules existent dans des environnements et des conditions physiques très variés, allant des atmosphères d'étoiles froides aux nuages interstellaires, en passant par les enveloppes circumstellaires, les comètes et, bien sûr, les atmosphères planétaires. Mais c'est leur présence dans les milieux interstellaires et circumstellaires qui a été à l'origine d'une nouvelle sous-discipline de l'astronomie : l'astrochimie. Celle-ci a comme objectif principal d'élucider les processus conduisant à la formation d'une telle variété d'espèces chimiques.
La présence de molécules complexes révèle l'existence d'une chimie élaborée dans un milieu a priori peu favorable puisque très froid et peu dense. Les conditions physiques sont en effet extrêmes : les très faibles densités, entre 10 et 106 particules par cm3, ne favorisent pas la fréquence des collisions ; les basses températures, entre une dizaine et quelques centaines de kelvins, correspondent à une très faible quantité d'énergie cinétique d'agitation thermique disponible.
Bien que très basse, la température n'est pas nulle et l'agitation thermique communiquée aux atomes du gaz leur permet parfois d'entrer en collision. Sous certaines conditions, la collision peut devenir réactive, et entraîner la formation d'un radical ou d'une molécule. Les collisions réactives successives permettent la formation d'espèces chimiques de plus en plus complexes.

La chimie à la surface des grains
La première classe de réactions importantes pour l'astrochimie résulte de la collision des atomes du gaz, non pas entre eux, mais avec les grains de poussière présents dans les nuages interstellaires et circumstellaires. La formation de molécules à la surface des grains se déroule essentiellement en quatre étapes.
Au cours de leur agitation thermique, les particules qui constituent le gaz entrent en collision avec un grain. Certaines rebondissent et repartent dans le gaz environnant, les autres restent collées à la surface du grain. Cette première étape est le processus d'adsorption, qui sera de type physique ou chimique selon la nature de la force qui lie la particule gazeuse au cristal solide qui constitue le grain.
Au cours de la deuxième étape, les particules se déplacent sur la surface du grain avec une mobilité plus ou moins grande.
La troisième étape est la réaction chimique proprement dite qui, de façon analogue à ce qui se passe dans la phase gazeuse, se produit lorsque deux particules, au cours de leur mouvement à la surface du grain, entrent en collision réactive pour produire une ou plusieurs nouvelles espèces chimiques. La formation d'espèces de plus en plus complexes est tout à fait envisageable comme la conséquence de collisions successives. La surface du grain étant limitée, ces dernières sont plus probables que dans la phase gazeuse et peuvent ainsi conduire à la formation de manteaux moléculaires recouvrant le grain. La preuve de l'existence de tels manteaux a été fournie par l'observation de transitions émises par des molécules telles que CO ou H2O par exemple, le mode d'émission prouvant que ces molécules sont adsorbées à la surface du grain.
La quatrième étape du processus est le phénomène de désorption qui consiste en l'éjection des molécules ou des manteaux moléculaires collés à la surface des grains dans le gaz environnant. Ce processus de désorption est indispensable pour expliquer que la quasi-totalité des transitions moléculaires observées soient émises par des espèces en phase gazeuse. Il peut être provoqué de diverses façons : éjection directe des espèces produites au cours de la réaction chimique en utilisant une fraction de l'énergie libérée, évaporation causée par le chauffage des grains dû au rayonnement ultraviolet ou aux collisions avec les rayons cosmiques, et même collision entre deux grains.

Des poussières essentielles
Aucun astrochimiste ne doute du rôle actif joué par les grains de poussière dans la formation des molécules dans l'espace. La principale difficulté provient du fait qu'il est difficile d'obtenir une détermination quantitative précise du taux de formation de chaque espèce particulière. L'incertitude principale porte sur les première et dernière étapes du processus : les taux d'adsorption et de désorption ne peuvent être qu'estimés compte tenu de la connaissance plus qu'imparfaite que les astronomes ont de la taille, de la forme et de la composition chimique des grains.
La seule molécule pour laquelle le taux de formation à la surface des grains est assez bien connu est la molécule d'hydrogène, la plus simple et la plus abondante, et dont l'existence est nécessaire à la formation des autres molécules observées. Le processus présente une efficacité maximale en ce sens que deux atomes d'hydrogène entrant en collision avec la surface d'un grain le quitteront sous la forme d'une molécule d'hydrogène. Plusieurs facteurs contribuent à cette efficacité maximale : l'hydrogène étant l'élément le plus abondant dans l'Univers, la surface des grains sera très rapidement recouverte d'atomes d'hydrogène en mouvement, et les collisions entre eux seront beaucoup plus fréquentes qu'avec toute autre espèce ; de plus, l'énergie libérée spontanément par la formation d'une molécule H2 suffit à l'éjecter du grain. Il est heureux que la formation de H2 sur les grains soit efficace car aucune réaction en phase gazeuse ne permet de fabriquer cette molécule, du moins dans les conditions régnant dans les milieux interstellaires et circumstellaires.

La chimie en phase gazeuse
Les réactions entre deux espèces chimiques en phase gazeuse constituent la seconde grande classe de processus chimiques permettant la formation de molécules dans l'espace. Mais seules les réactions binaires et exothermiques, c'est-à-dire se produisant spontanément en libérant de l'énergie, interviendront dans la chimie des milieux interstellaire et circumstellaire.
La difficulté d'obtenir une détermination quantitative précise du taux de formation des espèces chimiques à la surface des grains disparaît dans le cas de la chimie en phase gazeuse. En effet, le taux de production des espèces au cours d'une réaction chimique s'exprime simplement comme le produit des densités des réactants par une quantité appelée constante de vitesse de la réaction, qui ne dépend que du type de cette réaction, de la température et, bien évidemment, de la nature des réactants. Cette constante de vitesse peut être obtenue soit par des calculs théoriques de mécanique quantique, soit par des mesures de laboratoire. De très gros efforts dans ces deux directions ont permis la détermination des constantes de vitesse de nombreuses réactions. Il faut signaler que ces travaux, s'ils sont fondamentaux pour le développement de l'astrochimie, intéressent également d'autres domaines comme l'atmosphère terrestre ou la chimie de la combustion.

Chimie et rayonnement
L'énergie qui permet l'élaboration d'une chimie relativement complexe dans l'espace est apportée par le rayonnement cosmique et le rayonnement ultraviolet. Le premier est constitué pour l'essentiel de protons et de particules a (noyaux d'hélium). Les collisions de ces particules très énergétiques avec le gaz produisent des ions atomiques et moléculaires (H+, He+, H3+...) qui, en interagissant avec d'autres atomes ou molécules, sont à l'origine de toute la chimie du milieu. Le second réservoir d'énergie est le rayonnement ultraviolet émis par les étoiles chaudes. C'est aussi une source d'ionisation, mais surtout le mécanisme de destruction des molécules le plus efficace : la photodissociation. A côté du rôle actif qu'ils jouent dans la formation des molécules, les grains de poussière ont un rôle plus passif mais non moins vital pour l'existence de ces molécules en absorbant ce rayonnement, en l'empêchant de pénétrer profondément les nuages et les enveloppes d'étoiles et en protégeant ainsi les molécules de la destruction.
Dans la chimie en phase gazeuse, les réactions chimiques entre les ions positifs et les espèces neutres constituent la classe de réactions la plus importante. L'importance de ces réactions est confirmée par l'observation d'ions moléculaires comme HCO+, N2H+, H3O+ (ces espèces moléculaires chargées sont généralement peu stables hors conditions astrophysiques). Un autre type de réactions qui permet la production d'ions moléculaires est l'association radiative au cours de laquelle un ion et un neutron s'associent pour former un complexe qui se stabilise en émettant un photon. C'est par exemple l'association radiative de C+ avec H2 qui est à l'origine de la formation des hydrocarbures. Fait remarquable, ces réactions voient leur constante de vitesse augmenter de façon notable avec la taille des réactants et sont une source importante de production d'espèces de plus en plus complexes. C'est la recombinaison des ions moléculaires avec les électrons libérés par l'ionisation qui permet la formation des radicaux et des molécules neutres.
L'énergie libérée par ce type de réaction est tellement grande qu'elle permet la dissociation de l'ion en plusieurs fragments ; c'est ainsi par exemple que OH et H2O sont produits par la recombinaison de l'ion H3O+. Les réactions entre ces deux espèces neutres suivies de réarrangements représentent une autre façon de former des molécules neutres. Elles sont en général moins importantes pour la chimie interstellaire car beaucoup d'entre elles possèdent une barrière d'activation, ce qui requiert un apport d'énergie pour leur réalisation. Les réactions atome-radical sont souvent une exception à cette règle ; cela leur permet de jouer un rôle important, par exemple dans la chimie des composés azotés.

Comprendre la formation des molécules
Fondés sur la chimie en phase gazeuse, la chimie à la surface des grains, ou les deux à la fois, de nombreux travaux théoriques de modélisation de la composition chimique des objets astrophysiques ont vu le jour. Ils ont permis de comprendre et d'expliquer la formation des molécules les plus simples. C'est loin d'être le cas pour les molécules plus complexes dont les schémas réactionnels de formation commencent seulement à être élucidés. Deux importantes questions restent ouvertes : en premier lieu, il n'est pas évident qu'un équilibre chimique ait le temps nécessaire pour s'établir dans bon nombre des milieux étudiés, dont la composition semble encore être en évolution constante ; le second point concerne l'existence possible d'une sorte de chaos chimique dans les nuages interstellaires : pour un même ensemble de conditions physiques, au moins deux solutions d'équilibre chimique seraient possibles.
Pour conclure, signalons un second intérêt de l'astrochimie, au moins aussi importante que l'élucidation des processus conduisant à la formation des molécules : en confrontant les abondances moléculaires observées aux modèles, on contraint ces derniers. On fournit ainsi un diagnostic des conditions physiques des objets contenant ces molécules (température, distribution de densité, abondance des éléments...) et de leur environnement (flux incident de rayonnements cosmique et ultraviolet...). L'impact est évident sur les domaines tels que la formation des étoiles et des systèmes planétaires, l'évolution des objets astrophysiques allant des atmosphères planétaires aux milieux interstellaires des galaxies en passant par les étoiles de tout type. La situation de l'astrochimie, au carrefour de plusieurs disciplines tant théoriques qu'expérimentales, fait que cette branche de l'astronomie a de beaux jours devant elle.