L'astronomie, au carrefour des disciplines
Les mathématiques

L'astronomie est une science profondément liée aux mathématiques depuis ses origines. Elle n'a pas fait que les utiliser, mais les a aussi fait évoluer : plusieurs grandes avancées dans le domaine des mathématiques sont venues de la nécessité de résoudre des problèmes astronomiques. Quant à l'astrophysique moderne, c'est l'ensemble de la physique qui lui sert de base : or celle-ci est mathématisée depuis Newton et ses Principes mathématiques de la philosophie naturelle.

La puissance des mathématiques
D'où vient la puissance des mathématiques dans les sciences physiques ? C'est leur utilisation qui permet de construire et de développer des théories prédictives. Les mathématiques y apparaissent comme un langage compacté, mais qui finit par posséder sa propre dynamique, au point que, pour certains physiciens, il n'y a plus de physique que mathématique. On peut les voir comme un outil venant réaliser des intuitions qui lui préexistent, ou inversement comme l'essence même de la physique, auquel cas son formalisme s'appliquerait même là où l'intuition humaine n'a plus cours...
Si l'astronomie a depuis toujours été liée au calcul, en particulier dans les efforts millénaires visant à prévoir le déplacement des planètes, c'est avec l'invention du calcul différentiel par Newton et Leibniz que la physique devient inséparable des mathématiques. Chez Newton, il s'agit d'emblée de résoudre un problème d'astronomie, celui de la gravitation universelle. Mais c'est l'ensemble du projet cartésien que le calcul différentiel permet de réaliser : découper un système compliqué en sous-ensembles simples, décrire (localement) ces sous-ensembles, puis en faire la somme pour obtenir les propriétés de l'ensemble. Les équations différentielles et le calcul intégral sont les outils idéaux pour ce projet. Le sous-ensemble considéré est en effet simplifié au maximum quand il devient infinitésimal : enfin les solutions de ces équations sont obtenues par intégration (on dit aussi sommation) sur des distances macroscopiques. Il y a là un bel exemple d'adéquation entre l'outil mathématique et le but physique.

Les mathématiques peuvent jouer un rôle essentiel en physique et en astrophysique pour la démonstration de l'inévitabilité de certains résultats. Un bon exemple en est la théorie de la relativité restreinte, dont on peut montrer mathématiquement qu'elle est une conséquence directe du principe de relativité (sous sa forme galiléenne), sans rajouter - comme l'avaient fait Einstein ou Poincaré  - d'axiome supplémentaire. Le principe physique de relativité restreinte - les lois de la nature s'appliquent dans tout système de coordonnées en mouvement relatif inertiel - se traduit par le principe de covariance - les équations de la physique gardent la même forme dans les changements de systèmes inertiels -, qui s'exprime lui-même en termes mathématiques (la loi de transformation de coordonnées doit être linéaire, interne et invariante par réflexion), à partir desquels la forme générale des transformations de Lorentz peut être démontrée.

Albert Einstein Henri Poincaré

Astronomie et géométrie
Un domaine des mathématiques qui a joué, et qui continuera sans doute à jouer dans le futur, un rôle important en astrophysique est la géométrie. Celle-ci a toujours été un outil irremplaçable pour l'astronome, dès les tentatives les plus anciennes de cosmologie dans lesquelles la beauté géométrique ("la beauté des sphères") servait parfois d'argument décisif.
Ce lien entre géométrie et astrophysique s'est profondément resserré avec la construction en 1915 de la théorie de la relativité générale par Albert Einstein. Dans cette théorie, l'ensemble des phénomènes gravitationnels sont décrits par le formalisme et les méthodes de la géométrie différentielle.
L'espace-temps y est assimilé à une variété riemanienne dont les diverses propriétés de courbure se manifestent par la gravitation. L'outil mathématique privilégié de cette théorie est le calcul tensoriel, généralisation du calcul vectoriel. Le principal tenseur qu'on y rencontre est le tenseur métrique, dont dix composantes jouent le rôle du potentiel gravitationnel. Ces composantes interviennent dans l'expression de l'invariant de métrique, forme quadratique constituée avec les éléments différentiels des quatre coordonnées, qui généralise aux espaces-temps courbes et à des systèmes de coordonnées curvilignes quelconques la relation de Pythagore.
Le développement mathématique de la théorie consiste à décrire les déplacements élémentaires, et ce qu'ils deviennent dans un système de coordonnées : en particulier, un des énoncés essentiels de la description concerne les grandeurs physiques qui restent invariantes dans une telle transformation de coordonnées. Il faut enfin expliciter l'effet par ces déplacements (dans l'espace et le temps, ce qui inclut le mouvement) sur les différentes grandeurs physiques. La force de la relativité générale de ce point de vue est sa capacité à décrire ces effets d'une manière simple et universelle. Un outil mathématique unique, la dérivée covariante, généralise la dérivation ordinaire en ajoutant aux effets habituels des déplacements ceux qui viennent du champ de gravitation (c'est-à-dire de la courbure de l'espace-temps).
La théorie mathématique se développe alors par l'application de cette dérivée aux différentes variables physiques - scalaires, vecteurs, tenseurs ou autres -, ce qui inclut concrètement les positions des particules, les potentiels de gravitation (qui définissent l'invariant de métrique fondamental), les champs gravitationnels (qui s'en déduisent par dérivation) ou encore la distribution d'énergie et d'impulsion.
Les équations d'Einstein apparaissent enfin comme des contraintes qui réduisent l'ensemble des espaces-temps courbes à ceux qui sont physiquement possibles. Elles consistent en une identification entre une propriété purement géométrique de l'espace-temps et une grandeur caractéristique de la distribution de matière et d'énergie. Les mathématiques jouent là encore un rôle essentiel pour la théorie : on peut démontrer - ce qui fut fait par Elie Cartan en 1922 - que les équations d'Einstein (sous la forme proposée en 1917, qui contiennent la fameuse et problématique "constante cosmologique") ont effectivement un caractère d'unicité et d'inévitabilité : ce sont les plus générales des équations les plus simples qui généralisent la gravitation newtonienne en termes d'espaces riemanniens.

L'émergence des fractals
Si la géométrie se taille la part du lion dans la théorie de la gravitation d'Einstein, il n'en est pas de même dans les autres domaines de la physique qui jouent aussi un rôle essentiel en astronomie, tels l'électromagnétisme ou la physique nucléaire. En grande partie du fait de l'émergence de la mécanique quantique, c'est une physique beaucoup plus algébrique à laquelle on est habitué depuis maintenant presque un siècle.
Cependant, la géométrie opère actuellement un retour en force en physique et en astrophysique avec le concept de "fractal", dû à Benoît Mandelbrot. Ce concept désigne des objets, ensembles ou espaces qui montrent des structures à toutes les échelles. Un exemple classique de courbe fractale est la côte de Bretagne, qui montre sans cesse des détails nouveaux sur des cartes de mieux en mieux résolues. La longueur de cette courbe ne peut donc pas être définie en soi comme celle d'une courbe normale, mais croît rapidement (en loi de puissance) avec la résolution à laquelle on la considère. A la limite, une courbe mathématique fractale possède une longueur infinie, ou en d'autres termes, une longueur explicitement dépendante de l'échelle et qui diverge quand l'intervalle de résolution tend vers zéro.

Benoît Mandelbrot Quelques fractals

Les fractals possèdent plusieurs propriétés mathématiques fascinantes qui expliquent l'ouverture qu'ils apportent actuellement en physique : c'est ainsi qu'ils peuvent être caractérisés par des dimensions fractales, qui peuvent être non-entières et diffèrent en général de leurs dimensions topologiques (qui, elles, restent entières : on continue à parler d'un ensemble de points fractals (D = 0), une courbe (D = 1), d'une surface (D = 2) ou d'un volume (D = 3) fractals. Mais des courbes fractales ont une "épaisseur" qui croît avec leur dimension fractale (à la limite où cette dimension atteint celle de l'espace où elles sont plongées, elles le remplissent), et surtout ne sont pas différentiables (on ne peut pas définir une pente sur ces courbes).
La géométrie fractale touche donc à l'une des bases du formalisme de la physique mathématique depuis Newton et Leibniz, l'intégro-différenciation elle-même. Elle s'applique aux domaines et phénomènes - de plus en plus étudiés actuellement - pour lesquels les fondements mêmes de la méthode cartésienne sont mis en défaut : quand on découpe la plupart des systèmes naturels en sous-parties, celles-ci, au lieu d'être plus simples que le tout comme le voudrait cette méthode, montrent de nouvelles structures tout aussi complexes. Il arrive même parfois que l'objet global soit simple et ses parties complexes...
Ce concept semble s'appliquer à un grand nombre de phénomènes en astronomie et en physique (sans compter la biologie) : la distribution hiérarchique des galaxies et les grandes structures en cosmologie observationnelle, la dynamique du système solaire, la distribution des tailles d'astéroïdes, celle des cratères lunaires, les oscillations des étoiles, les structures de la granulation solaire, l'espace-temps lui-même à très petites et très grandes échelles... ont pu être décrits en termes de cet outil mathématique maintenant irremplaçable.

Chaos et statistique
L'émergence des fractals en astrophysique est souvent liée à un autre concept qui prend aussi une importance croissante, le chaos. La notion de chaos déterministe caractérise des systèmes dont les équations sont parfaitement déterministes, mais dont les solutions montrent une très forte sensibilité à des variations de conditions initiales. Le chaos, initialement formulé par Poincaré dans certains problèmes de mécanique céleste, s'est révélé être un phénomène très général grâce à l'utilisation croissante des ordinateurs et des méthodes d'intégration numériques. Il s'agit d'une autre des révolutions qu'ont connues la physique et l'astrophysique mathématique : les différents problèmes sont de plus en plus souvent abordés de manière informatique, par la construction de modèles ou à l'aide de simulations qui sont parfois de véritables expériences numériques à part entière.
Pourtant, l'approche informatique a ses propres limites, qui se rencontrent justement avec le chaos. Les trajectoire chaotiques divergent exponentiellement les unes par rapport aux autres, si bien qu'il ne suffit pas d'augmenter la puissance de l'ordinateur afin d'accroître la résolution des conditions initiales. Quoi qu'on fasse, il existe un véritable horizon de prédictibilité pour les systèmes fortement chaotiques, ce qui exclut toute prédiction de trajectoires individuelles sur de très grandes échelles de temps.
Mais une prédictibilité statistique reste bien sûr possible, par exemple en utilisant les structures observées (souvent fractales ou autohomothétiques) dans les attracteurs chaotiques (dits "étranges"), qui sont l'ensemble des points limites des trajectoires dans l'espace des phases. Cette remarque nous amène à conclure en évoquant un autre domaine des mathématiques d'usage essentiel en astronomie, celui des probabilités et des statistiques. Il faut en effet rappeler que la nature des données en astronomie impose que leur analyse et les lois empiriques qui en découlent seront presque toujours de nature statistique et/ou probabiliste, et nécessitent l'utilisation de toutes les subtilités de cet outil.