L'atome des chimistes

 

Si l'atomos idea - l'Idée insécable - est l'invention magique des Abdéritains, l'"atome des chimistes" - le nôtre aujourd'hui - est né dans la ville ionique de Milet, en Anatolie occidentale. Là, en effet, au Vème siècle avant notre ère, Thalès, Anaximandre et Anaximène fondent la théorie de la substance des corps.
Tous trois admettent l'existence d'une substance primordiale, à la base de tout. Cette "réalité primordiale", cet arché, c'est l'eau pour Thalès, l'air pour Anaximène, une substance indéterminée (l'apéiron), pour Anaximandre. Notons pour la suite de notre histoire que, au même moment, sur son île natale de Samos, Pythagore offrit une autre solution : pour lui et ses disciples, le principe fondamental, l'arché, c'est le nombre. Cette conception suscitera des échos dans la théorie moderne de l'atome comme nous le verrons un peu plus loin.
A Agrigente, au Vème siècle avant notre ètre, Empédocle formule sa théorie des "quatre racines" (auxquelles il donne le nom des dieux : Zeux-eau, Héra-Terre, Aidoneus-air et Nestis-feu). En se combinant en proportions diverses, sous la férule de Polemos (la Haine) et d'Eros (l'Amour), ces racines constituent tous les corps. Elles sont elles-mêmes constituées de petites particules, insécables et éternelles comme les Idées de Démocrite, mais séparées l'une de l'autre par des pores (et non par le vide). Elles ne sont donc pas tout à fait les Idées de Démocrite.

Platon invente la chimie théorique
Platon a forgé une cosmogonie (dans Timée) originale que l'on peut regarder comme la première tentative de formulation d'une "chimie théorique" apte à rendre compte de la diversité des substances présentes dans la nature. Incidemment, le mot "chimie" est probablement d'origine égyptienne. La fameuse inscription de Rosette donne en effet à l'Egypte le nom de chmi. La chimie serait la science de chmi ou de la Terre noire - la science sainte, divine, secrète de l'Egypte... La cosmogonie de Platon n'est pas celle de Démocrite et ne sera pas celle de d'Aristote, élève de Platon, qui se démarquera de lui. Pour Platon, les Idées (qui ne sont pas celles de Démocrite), les Nombres (qui sont ceux de Pythagore) et les quatre éléments (qui sont deux d'Empédocle), qu'un démiurge, occupé à façonner le monde (qu'il n'a pas créé, au passage), cherche à utiliser pour en tirer "le meilleur des mondes".
A chacun des quatre éléments primordiaux, Platon fait correspondre un polyèdre régulier : le tétraèdre (4 faces) pour le feu, le cube (6 faces) pour la terre, l'octaèdre (8 faces) pour l'air et l'icosaèdre (20 faces) pour l'eau. "Le Démiurge prit d'abord pour former l'Univers, du feu (des tétraèdres) et de la terre (des cubes)." Puis, pour parachever son oeuvre, il utilisa le cinquième polyèdre régulier, le dodécaèdre : "Le Démiurge s'en est servi pour achever le destin de l'univers."
Platon a poussé très loin sa géométrisation de la constitution de l'univers. Il note en effet que "toute surface de formation rectiligne est composée de triangles" et que "tout triangle dérive de deux triangles, dont chacun a un angle droit et les deux autres angles aigus". Il imagine donc deux triangles à partir desquels les polyèdres réguliers peuvent être construits. Bref, il trouve "sous l'atome les particules".
Cette étonnante théorie, brièvement esquissée ici, permet de faire des "prédictions" : ainsi, la terre, dont les atomes sont des cubes (constructibles à partir de triangles de type
a), se distingue des trois autres éléments dont les atomes sont faits de triangles de type b. Par ailleurs cette théorie rend la transmutation envisageable : un atome d'eau à vingt faces peut, par exemple, se scinder en deux octaèdres d'air (à huit faces chacun) plus un tétraèdre de feu (à quatre faces).
Naïve cette théorie ? Pas autant qu'elle en a l'air. En 1874, le français Achille Le Bel (1847-1930) et le hollandais Jacobus Van't Hoff (1852-1911), qui devait être le premier lauréat du prix Nobel de chimie (en 1901), représenteront l'atome de carbone sous la forme... d'un tétraèdre régulier, afin de schématiser l'aptitude de cet atome à se lier quatre atomes monovalents, comme dans la molécule de méthane (CH4).

Joseph-Achille Le Bel Jacobus Henricus Van't Hoff


Après son séjour à l'Académie de Platon, Aristote fonde sa propre école, le Lycée, abandonne la théorie platonicienne des atomes à figure géométrique et reprend la théorie d'Empédocle en lui apportant une importante modification : il baptise "éléments" les racines d'Empédocle et introduit la notion selon laquelle ces éléments s'opposent par des qualités fondamentales contraires, les unes actives, les autres passives : le chaud, le froid, le sec et l'humide. Ainsi, le feu est chaud et sec ; l'air, qui est une vapeur, est chaud et humide ; l'eau est froide et humide ; la terre est froide et sèche.
Tout objet sur Terre - dans le monde "sublunaire" - est sujet au changement : les corps se composent et se décomposent. Ce qui se trouve dans le Ciel, par contraste, paraît demeurer éternellement identique à soi-même. Autre différence entre Ciel et Terre : le mouvement naturel des corps est rectiligne sur la Terre, circulaire dans le Ciel. Il apparaît ainsi que le Ciel, comme tous les astres qu'il contient, est fait d'une substance différente de celle présente dans le monde sublunaire - d'un cinquième élément, la "quinte" essence, matière subtile, éternelle et incorruptible, que saint Thomas d'Aquin, à la suite d'Aristote, appellera l'éther.

Platon (sous les traits de Léonard de Vinci) et Aristote, peints par Raphaël (L'Ecole d'Athènes).

Gassendi : les atomes sont partout !
Sautons les siècles. Né à Champtercier, près de Digne, en Haute-Provence, Pierre Gassend, dit Gassendi (1592-1655), est, dès l'enfance, marqué du sceau du génie. Jeune, il apprend par coeur six mille vers latins et en récite chaque jour trois cents pour fortifier sa mémoire. Après la mort de Richelieu, en 1642, il cède aux injonctions de ses supérieurs et gagne Paris pour y enseigner les mathématiques au Collège Royal (le futur Collège de France). Ami de Galilée, et contemporain de Descartes, il se donne pour mission de remplacer la Physique d'Aristote, qu'il juge désuète, par une nouvelle physique fondée sur une fusion de l'Idée abdéritaine avec le message biblique. Il affirme que les atomes qui, pour Démocrite, sont non créés, tiennent en réalité de Dieu leurs attributs.

Pierre Gassend, dit Gassendi


Il postule avec enthousiasme l'existence d'atomes lumineux, d'atomes odorants, d'atome sonores, d'atomes du chaud, d'atomes du froid... Leur forme détermine leurs propriétés sensibles : pointus, ils constituent les choses piquantes ; ronds, ils sont les choses fluides, etc. En un mot, les atomes sont partout, "ils sont les vrais principes sur lesquels est bâti le monde".
Ce n'est pas tout. Dans la foulée, Gassendi rejette la doctrine des quatre éléments d'Empédocle et des quatre qualités d'Aristote ; il postule, pour la remplacer, la formation intermédiaire d'associations d'atomes : " A partir des Atomes sont d'abord formées certaines molécules différentes entre elles, qui sont les semences des choses différentes."
Molécules... Le mot est lancé. Enthousiasmés par cet enseignement, Ralph Cudworth et Walter Charleton s'en font l'écho en Angleterre. Robert Boyle (1627-1691), l'un des pères fondateurs de la Royal Society de Londres, leur prête oreille ; il adopte l'atomisme de Gassendi et émet l'opinion que le nombre de substances primordiales doit être plus grand que quatre. Il va jusqu'à suggérer que les éléments proverbiaux sont en réalité des substances composées. Composées, mais... de quoi ?

Sir Robert Boyle

Secrètement, le plus grand alchimiste de son temps, Isaac Newton (1642-1727) publie en 1704 son Traité d'Optique, que Jean-Paul Marat (l'ami du peuple en personne !) traduit en français en 1787. Aux dernières pages de l'ouvrage, Newton se livre à des spéculations concernant la nature de la composition des corps : "Tous les corps semblent constitués de particules dures : sinon les fluides ne gèleraient pas comme l'eau, les huiles, le vinaigre et l'esprit de vitriol le font par le froid, le mercure par les fumées de plomb, l'esprit de nitre et de mercure, en dissolvant le mercure et en évaporant le Flegme."
Quant à la lumière : "Même les rais (qui la composent) semblent être des corps durs ; car autrement ils ne conserveraient pas différentes propriétés dans leurs différents côtés. Et par conséquent la dureté peut être reconnue comme la propriété caractéristique de tous les corps composés." Voilà le débat bien lancé. Restait à se mettre à faire de la chimie, de la vraie chimie fondée sur l'expérimentation, l'observation et la mesure.

La voie royale de la chimie
Avant de périr sous le couperet de la guillotine, Antoine Lavoisier (1743-1794) prouve que l'air est un mélange de deux gaz qu'il baptise "oxygène" et "azote", et démontre la structure composée de l'eau. Ni l'air ni l'eau ne sont des éléments ! La théorie des quatre racines d'Empédocle s'effondre. Lavoisier déclare : "Toute substance que nous n'avons pas encore pu décomposer par aucun moyen est pour nous un élément." Il en définit trente-trois, dont la lumière (pourquoi pas ?).

Jérémias Richter

En 1792, Jeremias Richter publie sa Stoichiometry. Dans beaucoup de réactions chimiques, note-t-il, on voit un composé AB, constitué de deux parties A et B, se combiner en un composé A'B', également constitué des parties A' et B', selon l'équation

AB + A'B' = AB' + A'B

Il en conclut que les quantités A  et A' d'une part, B et B' d'autre part, étant interchangeables, sont donc des "équivalents".
Instituteur dans une école quaker à Manchester, John Dalton (1766-1844) fréquente à ses moments perdus un aveugle, John Gough, philosophe de la nature, qui lui enseigne le latin, le grec, le français, les mathématiques, l'astronomie et surtout... l'art de l'observation (Dalton lui-même voyait mais souffrait de... daltonisme !).
Dalton s'intéresse d'abord à la météorologie, puis aux mélanges gazeux, dans le but d'étudier l'absorption de l'eau par l'air. Il acquiert la conviction que les gaz sont des fluides élastiques constitués de petits corpuscules, ou atomes, qui s'attirent et se repoussent selon des lois de type newtonien, et arrive à la conclusion qu'il faut différencier les atomes de gaz par leurs poids. S'inspirant des travaux de Richter sur les "équivalents" dont nous venons de parler, et de ceux de Joseph Proust (1754-1826) qui les prolongent (1802), il construit une table du poids relatif des éléments (par rapport au poids de l'atome d'hydrogène, qu'il considère arbitrairement comme égal à 1) fondée sur trois hypothèses révolutionnaires : les atomes sont les constituants ultimes indivisibles et indestructibles de la matière ; les atomes d'un élément sont tous identiques ; les molécules des corps composés sont formés d'un assemblage d'un nombre défini d'atomes de leurs constituants.
1808. Dalton publie l'ensemble de ses découvertes dans son New System of Chemical Philosophy. Il y représente ses atomes par de petits cercles agrémentés de signes distinctifs.

Ces symboles, qui évoquent ceux utilisés par les alchimistes, ont été remplacés depuis par ceux, plus commodes et que nous utilisons encore aujourd'hui, proposés par le suédois Jöns Jacob Berzélius (1779-1848) : H pour l'hydrogène, C pour le carbone, O pour l'oxygène...

Jöns Jacob Berzélius


Dalton n'emploie nulle part dans ses explications le mot "molécule". Pour lui, tout est "atome" : il parle de l'atome d'eau, de l'atome d'ammoniac, etc... A propos du gaz carbonique par exemple, il justifie ainsi sa terminologie : "Maintenant, bien que cet atome puisse être divisé, il cesse alors d'être l'acide carbonique, étant décomposé en carbone et en oxygène. Je ne vois donc aucune incohérence à parler des atomes composés."
Aucune incohérence, certes, mais de la confusion que le mot "molécule" utilisé aujourd'hui évite. Les diagrammes par lesquels Dalton représente les molécules sont fondés sur sa conception de "poids équivalents". Il écrit HO pour l'eau, HN pour l'ammoniac, etc... Dalton se trompe dans les détails, mais, comme saint Jean Baptiste, il a ouvert la voie. D'autres allaient en tracer la suite. L'un d'eux, et non des moindres, fut Louis Gay-Lussac.

Gay-Lussac et Avogadro
Prolongeant les travaux de Lavoisier et de Dalton, Louis Gay-Lussac (1778-1850) établit avec précision en 1805 la composition d'un certain nombre de substances gazeuses. Il annonce que les éléments entrent dans la composition de ces substance dans des proportions ayant toujours entre elles des rapports simples.

Louis-Joseph Gay-Lussac Jean-Baptiste Dumas

Professeur de chimie à l'Ecole Polytechnique un demi-siècle plus tard, Jean-Baptiste Dumas (1800-1884) raconte ce qu'il advint ensuite : "Lorsque Gay-Lussac fit connaître sa belle loi sur les combinaisons de gaz [...], on devait s'attendre à la trouver adoptée et développée [par Dalton] car c'était une bonne fortune rare pour un inventeur. Eh bien ! pas du tout ! Dalton la repousse avec une sorte de dédain... "Si, dit-il, cette loi est vraie, c'est une traduction de la mienne. Vous nommez volume ce que j'appelle atome : voilà la seule différence.""
Les découvertes de Gay-Lussac cachaient cependant une difficulté qui allaient diviser les chimistes pendant de longues années. "Les observations de Gay-Lussac, nous dit Dumas, [suggéraient] que les gaz renferment le même nombre d'atomes à volume égal. Il faut pourtant s'expliquer : car un volume de chlore et un volume d'hydrogène en font deux d'acide chlorhydrique... Par conséquent, il faut que l'atome de chlore et celui de l'hydrogène puissent se couper en deux, pour donner naissance aux deux atomes de gaz chlorhydrique."
L'italien Amedeo di Quaregna e Ceretto Avogadro (1776-1856), résout l'énigme en 1811 : la molécule d'hydrogène, explique-t-il, comme celle du chlore gazeux, est un assemblage de deux atomes. Lorsqu'on combine chlore et hydrogène gazeux, on a donc H2 + Cl2 = 2 HCl, et non H + Cl = HCl. Et voilà pourquoi deux volumes d'acide chlorhydrique sont produits dans cette réaction. Notons que pour Avogadro, à l'encontre de Dalton, tout est une "molécule" - que celle-ci soit "intégrante" (pour nous un atome) ou "composée" (pour nous une molécule).

Chimistes en congrès
Le 3 septembre 1860, cent quarante chimistes éminents venus des quatre coins de l'Europe se réunissent en congrès à Karlsruhe - c'est le premier congrès international de l'histoire de la science. Leur objectif : tenter de concilier les points de vue divergents concernant l'atome (et les molécules !) qui opposent les chimistes entre eux. A la seconde séance plénière, le 4 septembre, le jeune chimiste August Kekule von Stradonitz (1829-1896), promoteur du congrès, met les choses au point : "Dans les réactions chimiques il existe une quantité qui y entre ou qui en sort en plus petite proportion et jamais dans une fraction de cette proportion. Ces quantités [...] sont les molécules définies chimiquement. Mais ces quantités ne sont pas indivisibles, les réactions chimiques parviennent à les couper et à les résoudre en particules absolument indivisibles. Ces particules sont les atomes. Ainsi la molécule de chlore est formée de deux atomes."

Avec cet exposé lucide (et prophétique), on pourrait croire le débat terminé. Il va pourtant durer encore plusieurs années. Le problème qui demeure est celui d'accepter ou non les deux hypothèses d'Avogadro selon lesquelles la molécule de nombreux gaz serait faite de deux atomes et le nombre des molécules dans un gaz serait toujours le même, à volume égal.
Charles Gerhardt (1816-1856) tire des hypothèses d'Avogadro une conséquence qu'il formule dans son Précis de chimie organique en 1853 : il est possible de représenter la molécule de chaque substance par une formule qui exprime clairement "combien d'atomes de chaque sorte sont contenus dans la molécule". La formule H2O par exemple indique que la molécule d'eau contient deux atomes d'hydrogène et un atome d'oxygène - sans suggérer toutefois, notons-le, l'arrangement géométrique particulier des atomes entre eux.

Structure moléculaire et valence
En 1853, le chimiste anglais Edward Frankland (1825-1899) s'aperçoit que certaines combinaisons d'atomes, les radicaux (mot forgé par Louis Guyton de Morveau, collaborateur et ami de Lavoisier), forment avec les métaux des composés dont les propriétés rappellent singulièrement celles de certains composés plus courants. Dans son livre Les Atomes, publié en 1913 et devenu un classique, Jean Perrin (1871-1942), futur prix Nobel (1926) et futur fondateur du Palais de la Découverte (en 1937), explique : "Quand nous disons que le méthane CH4 et le chlorure de méthyle CH3Cl ont la même structure moléculaire, nous supposons que le "radical" CH3 n'a pas été modifié par la chloruration et qu'il est lié à l'atome Cl (dans la molécule CH3Cl) comme il l'était à l'atome H (dans la molécule CH4). On dira que le groupement CH3 du chlorure de méthyle existe dans la molécule d'alcool méthylique qu'on écrira donc CH3OH (plutôt que CH4O)."

Cette importante avancée ne résout pas tous les problèmes, cependant : "Nous n'avons rien supposé encore, en effet, sur les forces qui maintiennent assemblés les atomes d'une molécule. Il se pourrait que chaque atome de cette molécule fût lié à chacun des autres par une attraction variable suivant leur nature et décroissant rapidement avec la distance." Mais Jean Perrin montre que cette hypothèse est intenable. "Si l'atome d'hydrogène est attiré par l'atome d'hydrogène, pourquoi, demande-t-il, la seule molécule construite avec des atomes d'hydrogène serait-elle H2, en sorte que la capacité de combinaison de l'hydrogène avec lui-même est épuisée dès que deux atomes se trouvent unis ?" Il en conclut que "tout se passe [...] comme si de chaque atome d'hydrogène sortait une main, et une seule (et que) dès que cette main saisit une autre main, la capacité de combinaison de l'atome est épuisée". La notion de valence résulte directement de cette analyse. Elle consiste à admettre que dans une molécule "les atomes sont assemblés par des sortes de crochets ou de mains, chaque liaison unissant deux atomes seulement".
Ce type de raisonnement, dont on admirera la subtilité, a permis aux chimistes d'élucider la formule de constitution des molécules. Jean Perrin nous donne l'exemple de l'acide acétique, dont la molécule est à la fois simple (elle contient seulement huit atomes) et compliquée : sa formule de constitution "rappelle immédiatement les rôles différents des atomes d'hydrogène (trois remplaçables par du chlore, et le quatrième par un métal), des atomes d'oxygène (le groupement OH étant remplacé dans  la formation du chlorure d'acide CH3COCl), et des atomes de carbone eux-mêmes (l'action d'une base KOH sur un acétate CH3CO2K partage la molécule en méthane et carbonate)".

Bref, la formule de constitution nous fournit beaucoup plus d'informations que la simple "formule moléculaire" ; en nous permettant de visualiser le rôle que les atomes qui la composent sont aptes à jouer dans les réactions chimiques, elle a "un pouvoir de représentation immense en ce qui regarde les réactions possibles du composé".
Avec cette remarque, la représentation des molécules prend sa forme définitive. Encore fallait-il préciser la notion de valence : "Si tous les atomes étaient monovalents (comme l'atome d'hydrogène), une molécule ne pourrait jamais contenir que deux atomes : il y a donc des atomes polyvalents." Assurément ! Et l'un d'eux est l'atome de carbone.
Dans un grand nombre de ses composés, l'atome de carbone est lié chimiquement à quatre atomes, c'est-à-dire tétravalent. Pour refléter ce fait, Le Bel le représente par un tétraèdre (la particule du feu de Platon !) aux quatre pointes duquel peuvent s'attacher d'autres atomes. L'idée n'est pas aussi farfelue qu'elle en a l'air : Linus Pauling, deux fois prix Nobel (en 1954 et en 1962), la reprend et l'améliore en 1963. Il montre comment attacher deux tétraèdres l'un à l'autres pour former des molécules dans lesquelles deux atomes de carbone sont liés l'un à l'autre par des liaisons simples, doubles ou triples.

Nous représentons aujourd'hui ces trois types de liaison de façon plus simple au moyen des symboles.
Comme chacun sait, l'atome de carbone entre dans la composition d'un nombre incalculable de molécules, dont certaines jouent un rôle déterminant dans les fonction de la vie. Quelques-unes contiennent des "anneaux" dont certains sont parfois "contre nature". Il en est ainsi dans la molécule de "cubane", de formule C8H8, dans laquelle huit atomes de carbone forment un cube. Cette molécule constitue un puissant explosif tant elle a de mal à soutenir le stress angulaire anormal (des angles de 90°) imposé aux atomes qui la composent.

De l'électricité... dans l'atome
Fondamentale fut la construction, en 1887, à l'âge de vingt-cinq ans, du suédois Svante Arrhenius (1859-1927), futur directeur de l'Institut Nobel de Stockholm, prix Nobel de chimie en 1903. Il se demande : lorsqu'on dissout un peu de sel dans de l'eau, qu'advient-il aux atomes de sodium (Na) et de chlore (Cl) qui entrent dans la composition de ce sel ? Tout se passe, observe Arrhenius, comme si - au moins quand la solution est très diluée - les molécules NaCl se brisaient en atomes Na et Cl et qu' "une solution diluée de sel marin ne renfermait réellement plus de sel, mais seulement du sodium et du chlore à l'état d'atomes libres".

Atomes libres... Pas tout à fait. L'eau salée conduit le courant électrique. Pour rendre compte de ce fait, Arrhenius suppose que les atomes libérés lors de la dissolution du sel sont, non pas des atomes, mais des ions chargés électriquement, l'un positivement (celui de sodium), l'autre négativement (celui de chlore).
La théorie des ions d'Arrhenius est devenue partie intégrante de la chimie avec la découverte que tous les atomes ou groupes monovalents d'atomes portent, quand ils deviennent libres sous forme d'ions, la même charge élémentaire e, positive ou négative. En s'appuyant sur des arguments de nature purement chimique, Arrhenius venait d'établir la présence dans l'atome d' "unités élémentaires d'électricité", d' "atomes d'électricité", découverte que les physiciens allaient bientôt confirmer.

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