La liaison chimique


Sans la liaison chimique, nous n'existerions pas. Les atomes qui nous composent resteraient solitaires, au lieu de former les assemblages qui donnent naissance à presque toute la matière que nous connaissons, et notamment la matière vivante. De la liaison chimique découlent les propriétés de cette matière : le graphite et le diamant sont tous deux formés des mêmes atomes de carbone, et seule la manière dont ceux-ci sont liés en explique les différences de dureté et d'aspect (donc de prix !). Les chimistes font constamment appel à la notion de liaison pour expliquer et prévoir les transformations.
De façon élémentaire, elle a été définie comme la force qui relie les atomes entre eux dans les molécules. Mais dans un solide ionique ou métallique, c'est aussi cette liaison qui maintient la cohésion des atomes. Et la solidarité des matières plastiques, la structure de la glace ou la forme en hélice de l'ADN sont aussi dues à des liaisons chimiques, bien que de types différents.

Dès que la notion d'atome a été proposée, la question a surgi : comment tiennent-ils ensemble ? Le grec Démocrite, "inventeur" de l'atome à la fin du Vème et au début du IVème siècle avant notre ère, les munissait de petits crochets.
Au début du XIXème siècle, une controverse a opposé le suédois Jöns Jacob Berzélius, qui soutenait un lien électrostatique entre pôles électriques de signe opposé, au français Jean-Baptiste Dumas, qui soutenait que les atomes perdaient leur individualité au sein de la molécule. Cette controverse entre la liaison localisée et molécule formant un tout a changé de forme, mais elle subsiste encore en partie aujourd'hui. Avec les progrès de la Chimie expérimentale, la complexité de la liaison chimique est apparue plus clairement ; ce ne sont pas n'importe quels atomes qui se lient entre eux, ni qui réagissent. Les réactions chimiques suivent des règles générales.. Par exemple, les réactifs réagissent dans des proportions bien définies : lorsqu'on mélange de l'oxygène et de l'hydrogène, et que l'on approche une flamme, un volume du premier réagit avec deux du second. Ce type d'observations a conduit les chimistes à décrire les molécules selon la formalisation désormais classique : des atomes reliés par des segments de droite, les liaisons. Il s'agit avant tout d'une représentation : la matérialité des liaisons n'est pas vraiment une question. La classification périodique des éléments de Mendeleiev, qui rassemble dans des colonnes les atomes ou plutôt les éléments) possédant des propriétés comparables, a également eu un rôle important dans l'émergence de la notion de liaison chimique. Les atomes d'une même colonne forment le même nombre de liaisons : c'est leur valence. Cette propriété de l'atome est conservée dans la molécule. Elle justifie l'utilisation d'un trait entre deux liaisons pour symboliser une liaison : à partir du carbone, de valence 4, on trace quatre liaisons, tandis que l'oxygène de valence 2 est à l'origine de deux traits seulement.

1 2 nombre d'électrons de valence 3 4 5 6 7 8 (2)
1 2 nombre de liaisons formées 3 4 3 2 1 0
H
hydrogène
He
hélium
Li
lithium
Be
béryllium
B
bore
C
carbone
N
azote
O
oxygène
F
fluor
Ne
néon
Na
sodium
Mg
magnésium
Al
aluminium
Si
silicium
P
phosphore
S
soufre
Cl
chlore
Ar
argon


Le premier modèle de la liaison chimique a été proposé à partir de 1916 par le chimiste américain Gilbert Lewis. Il découle de la découverte de l'électron, quelques années auparavant (début du XXème siècle). Ce modèle est très utile pour les chimistes, car il permet de prédire le nombre de liaisons que forme chaque atome, et il explique la composition des molécules à partir de règles simples et efficaces. Il répartit les électrons d'un atome en deux catégories : ceux de coeur, chimiquement inactifs, et ceux de valence, dont le nombre est égal au numéro de la colonne de la classification périodique où est situé l'élément. Ainsi, l'hydrogène ou le sodium possèdent-ils un électron de valence, tandis que le carbone en détient quatre, et le chlore sept.
Comme presque toutes les molécules stables connues à l'époque comportent un nombre pair d'électrons de valence, Lewis postule l'existence de paires électroniques. Les liaisons sont assurées par des paire liantes, mais il existe aussi des "paires libres", qui n'interviennent pas directement. Pour les former, les atomes mettent en commun - donnent ou reçoivent - des électrons. Le but, pour chaque atome, est d'être entouré de huit électrons (sauf l'hydrogène et l'hélium, auxquels deux électrons suffisent) : c'est la règle de l'octet (ou du duet), introduite en 1904 par l'allemand Richard Abegg. Ainsi, dans la molécule d'eau, formée d'un atome d'oxygène et de deux atomes d'hydrogène, l'oxygène, qui possède au départ six électrons de valence, partage un électron avec chaque atome d'hydrogène. Il se retrouve avec huit électrons de valence, tandis que chaque atome d'hydrogène, avec deux électrons de valence, atteint également son "quota". Pourtant, ce modèle n'est pas totalement satisfaisant, d'abord parce qu'il est limité aux molécules ne possédant que des électrons appariés. Ainsi, il n'explique pas pourquoi la molécule de dioxygène (que nous respirons) possède deux électrons célibataires. De plus, s'il rend compte des liaisons qui se forment, il n'en explique pas la nature profonde. Il repose sur des règles empiriques dont les fondements physiques semblent pour le moins contestables. Ainsi, comment des électrons portant des charges électriques identiques forment-ils des paires ? Les lois de l'électrostatique indiquent qu'ils devraient plutôt se repousser. Le canadien Ronald Gillespie a proposé une amélioration de la théorie de Lewis permettant de prévoir la forme de la plupart des molécules : éloigner les paires électroniques le plus possible les unes des autres (théorie VSEPR, Valence Shell Electron Pair Repulsion).

La liaison la plus connue, la liaison covalente, relie les atomes entre eux dans la molécule. La liaison covalente "pure" joint deux atomes identiques, par exemple deux d'hydrogène dans la molécule de dihydrogène. Chaque atome apporte un électron pour former la liaison (contrairement à la liaison dative, où un atome apporte les deux électrons). Les électrons ont la même probabilité de se trouver près d'un atome que près de l'autre. A l'opposé, dans le chlorure de sodium (notre sel de cuisine), on considère que le sodium a perdu un électron au profit du chlore : c'est la liaison ionique, qui structure tous les sels.
Entre ces deux extrêmes, deux atomes différents sont généralement liés par une liaison covalente polaire : les électrons sont mis en commun mais se trouvent en moyenne plus proches d'un atome que de l'autre. L'un des atomes est donc légèrement chargé négativement, l'autre légèrement chargé positivement. Cette attirance plus ou moins grande des atomes vis-à-vis des électrons  est nommée l'électronégativité. Elle est quantifiable. En connaissant l'électronégativité des atomes engagés dans une liaison, on peut prévoir le caractère plus ou moins ionique ou covalent de celle-ci. Dans un solide métallique, enfin, on considère que tous les atomes, identiques les uns aux autres, mettent en commun leurs électrons de valence : la liaison métallique est délocalisée dans tout le cristal, où les noyaux de métal baignent dans un fluide électronique.

Une liaison particulière et vitale : la liaison hydrogène
Dans la molécule d'eau, l'oxygène, plus électronégatif que l'hydrogène, est entouré d'un petit excès de charge négative. Il compense exactement les deux petits excès de charge positive quoi entourent les atomes d'hydrogène. La molécule d'eau n'est donc pas électriquement homogène. Lorsque deux molécules sont assez proches l'une de l'autre, l'atome de l'oxygène de l'une a donc tendance à attirer un atome d'hydrogène de l'autre, pour de simples raisons électrostatiques. Dans l'eau liquide ou solide, les molécules sont ainsi reliées les unes aux autres par de telles "liaisons hydrogène". Elles sont beaucoup moins solides que les liaisons covalentes ou ioniques, mais détiennent pourtant un rôle clé dans de nombreux processus chimiques, notamment ceux concernant les molécules biologiques. Elles expliquent aussi la cas unique de l'eau, pour laquelle la glace est moins dense que le liquide : les icebergs flottent... heureusement, d'ailleurs, sinon les océans seraient glacés. Et d'où l'éternelle énigme du glaçon qui fond dans le verre plein d'eau : eh non, le verre ne déborde pas ! Et voici enfin pourquoi les bouteilles d'eau oubliées au congélateur, ou les tuiles et pierres gorgées d'eau l'hiver, éclatent.

La transformation chimique nécessite de briser les liaisons entre atomes-réactifs afin de réorganiser ces derniers en nouveaux composés-produits. Comment briser une liaison ?
La réponse varie beaucoup en fonction du type de liaison en jeu. Les liaisons faibles cassent assez facilement : ainsi, les liaisons hydrogène et les liaisons de Van der Waals entre molécules non polaires, qui existent entre des molécules électriquement homogènes, sont rompues lorsque la matière passe à l'état gazeux. Pourtant, la rupture de ces liaisons nécessite de l'énergie, surtout celle de la liaison hydrogène. C'est pourquoi cette dernière est responsable de l'augmentation de températures de fusion ou de vaporisation de certains éléments chimiques. Ainsi, l'eau qui forme des liaisons hydrogène est sous forme liquide à température ambiante, alors qu'une molécule de masse proche, comme le méthane, mais qui n'en forme pas, reste gazeuse.
Pour dissocier un cristal ionique, le plus facile est d'utiliser un solvant. Par exemple, quand on met du sel de cuisine dans l'eau, les cations sodium (positifs) et les anions chlorure (négatifs) se séparent et s'entourent de molécules d'eau (on dit qu'ils se solvatent).
Les liaisons covalentes, quant à elles, ne cassent pas lorsque les molécules changent d'état : elles existent aussi bien à l'état solide, liquide ou gazeux. La rupture d'une liaison covalente, par chauffage, par absorption d'un rayonnement ou lors d'une réaction chimique, modifie la molécule. Les atomes forment généralement d'autres liaisons. Pour la combustion du charbon, des liaisons entre atomes de carbone sont rompues, et d'autres liaisons se forment entre ces derniers et des atomes d'oxygène pour produire des oxydes de carbone (le dioxyde de carbone, par exemple, bien connu).
Enfin, il existe un état de la matière dans lequel ne subsiste plus aucune liaison chimique : le plasma. A très haute température, notamment dans le Soleil, les atomes n'existent plus en tant que tels : seule subsiste une bouillie de noyaux atomiques et d'électrons mêlés.

Des liaisons multiples
Deux atomes liés partagent en général une seule paire d'électrons. Mais ils peuvent aussi en partager deux ou trois. On parle alors de liaison double, triple, etc... Des théoriciens pensent même que deux atomes peuvent partager plus de trois paires d'électrons, mais cela reste controversé.
Ces liaison multiples sont-elles plus solides que les liaisons simples ? Prenons l'exemple de deux atomes de carbone, qui forment des liaisons simples, doubles ou triples dans les molécules dites organiques. Lorsqu'ils sont reliés par une liaison multiple, ils sont plus proches l'un de l'autre : c'est le signe d'une liaison plus étroite donc plus forte. Pourtant, lorsqu'une molécule simple contient plusieurs atomes de carbone reliés, soit par des liaisons simples, soit par des doubles, ces dernières sont les plus faciles à casser : on les transforme alors ... en liaisons simples ! La liaison double est en effet plus riche en électrons, et certaines réactions en sont facilitées. C'est pour cela, par exemple, que les graisses dites "insaturées" (comportant des liaisons doubles) sont meilleures pour la santé car elles sont dégradées plus facilement que les "saturées" (sans liaison double).

Caractéristiques de la liaison chimique
Deux grandeurs physiques caractéristiques des liaisons sont accessibles expérimentalement : leur longueur et leur énergie. L'avènement de la spectroscopie à rayons X, à partir de 1913, a permis de déterminer la distance entre atomes, autrement dit la longueur des liaisons chimiques. Pourquoi est-il nécessaire de disposer des rayons X ? Parce que leur longueur d'onde correspond à la distance entre les atomes : entre 0,1 et 0,2 nanomètres en moyenne pour une liaison covalente ou ionique, davantage pour les liaisons faibles de type hydrogène ou Van der Waals. Le record toutes catégories de la liaison la plus courte est détenu par celle qui forme la molécule de dihydrogène, entre deux atomes d'hydrogène : 0,072 nanomètres. Quant au palmarès de de la liaison la plus longue, il est impossible à établir : à partir de quelle distance entre deux atomes peut-on considérer qu'ils sont liés ? Les forces d'attraction entre atomes ont une portée infinie, même si leur intensité décroît rapidement avec la distance.
L'énergie d'une liaison est assez simple à définir : c'est l'énergie qu'il faut fournir pour la casser. Dans la pratique, pour accéder à cette donnée, on mesure l'énergie apportée ou libérée lors des réactions chimiques. La connaissance de la longueur et de l'énergie des liaisons chimiques est bien pratique pour les théoriciens : ils peuvent vérifier la pertinence de leurs modèles en comparant les résultats de leurs calculs aux données expérimentales.

Dans le cadre de la mécanique quantique, on ne peut calculer qu'une "densité électronique", la probabilité de présence d'un électron en un point de l'espace. La notion de liaison chimique localisée, formée par des paires d'électrons, n'a pas plus de sens que celle de la position d'un électron.
Délocalisés dans toute la molécule, les électrons ont des probabilités plus fortes de se situer à certains endroits. Une molécule est alors simplement un ensemble d'électrons et de noyaux en interaction, et il n'existe aucun lien privilégié entre certains électrons et un noyau particulier comme dans le cas des paires électroniques du modèle de Lewis. Du point de vue des physiciens, la liaison chimique serait donc une étrange invention des chimistes, qui seraient les seuls à croire que leur discipline est une science exacte.

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Plus de détails sur la liaison chimique ici.

Ce texte est extrait du numéro hors série 1 de La Recherche (journaliste scientifique : Céline Michaut).