Mécanique quantique
Arrivera-t-on à la comprendre ?
Traitant de phénomènes au niveau atomique, la théorie quantique défie l'entendement depuis sa formulation au début du XXème siècle. D'où le problème de son interprétation. Mais peut-être ne parle-t-elle pas de ce que l'on croit...
La question peut surprendre, et pourtant
le prix Nobel de Physique Richard P. Feynman lui-même l'affirma : "Personne ne
comprend la mécanique quantique". Ce n'est pas tant la complexité mathématique
des rouages quantiques qui pose problème. Certes, il n'est pas facile de
manipuler des "espaces de Hilbert", des "vecteurs propres" ou des "amplitudes de
probabilité", mais c'est comme pour le vélo : avec un peu d'entraînement, et une
fois maîtrisées les notions mathématiques nécessaires (premières années d'études
universitaires, en France), n'importe qui est capable de faire rouler la
mécanique quantique. Le problème, ici, est en fait de comprendre comment un tel
outil peut fonctionner si bien...
Pour le vélo, un simple coup d'oeil aux roues, pignons et chaîne suffit à
comprendre pourquoi ça avance quand on pédale. De même, interpréter le
fonctionnement des théories physiques classiques ne posait jusqu'ici pas de
problème : ne mettaient-elles pas un point d'honneur à décrire les objets de ce
monde en termes faciles à comprendre pour le cerveau humain ?
Rude querelle de physiciens
A savoir : soit ces objets sont des particules (de petits points matériels
localisés en des points précis de l'espace, comme dans la théorie de la
gravitation de Newton), soit des ondes (des champs dont l'intensité varie en
tout point de l'espace, comme dans la théorie de l'électromagnétisme de
Maxwell), et les équations correspondent alors aux mouvements de ces ondes ou
particules dans l'espace et le temps.
Le fonctionnement de la machinerie quantique est beaucoup plus déroutant. En
effet, pour la plus grande contrariété de notre cerveau, ses rouages
s'enchaînent en dépit de notre bon sens, de notre habitude à penser de manière
classique : les objets décrits ne sont ni des ondes ni des particules, mais
semblent se comporter comme s'ils étaient les deux à la fois ! Tout ce que l'on
tenait jusqu'ici pour particule (l'atome d'hydrogène, par exemple) va parfois
avoir un comportement ondulatoire ; et réciproquement, tout ce que l'on croyait
onde (comme la lumière) va, à l'occasion, agir en particule... Etrange, non ? Et
comment interpréter ces engrenages de formules ? Comment une théorie aussi
paradoxale peut-elle décrire avec une extraordinaire efficacité les événements
les plus élémentaires de notre monde, prédire le comportement de ses
constituants ultimes, dans ses échelles les plus petites, dans ses rouages les
plus fondamentaux ? Pendant longtemps, il n'y eut guère de débat : au début des
années 1930, quelques années seulement après que les étrangetés quantiques
observées eurent été décrites dans un corpus théorique cohérent, le physicien
danois Niels Bohr (1885-1962) - qui contribua grandement à son édification -, a
imposé son point de vue avec sa fameuse "interprétation de Copenhague" : selon
lui, "le langage de Newton et de Maxwell restera pour tous les temps le langage
des physiciens" ; "toute interprétation doit être formulée avec les termes des
théories de la physique classique". Autrement dit, toute expérience doit, selon
ce postulat, être interprétée à l'aide des notions classiques d'onde et de
particules élaborées lors des siècles précédents, quitte à accepter, face aux
étrangetés quantiques, la "complémentarité" de ces points de vue, la "dualité
onde-particule".
Si cette interprétation orthodoxe a permis aux physiciens de se consacrer avec
succès à leurs calculs, force est de constater qu'elle reste quelque peu confuse
: comment l'atome d'hydrogène ou la lumière peuvent-ils être tantôt ondes,
tantôt particules, tout en n'étant ni l'un ni l'autre ? Le jugement en 1959
d'Erwin Schrödinger, autre fondateur historique de la physique quantique, sur ce
qu'il appelle "cette stupide et complètement non philosophique bêtise de
Copenhague", est cinglant : "Je sais que ce n'est pas la faute de N.B., il
n'a juste pas trouvé le temps d'étudier la philosophie", écrit en privé le
savant autrichien. "Mais je déplore profondément que, par son autorité, les
cerveaux d'une, deux ou trois générations ont été chamboulés et interdits de
réfléchir aux problèmes que 'Lui' a prétendu 'avoir résolus' ".
Quelques interprétations alternatives ont été proposées au cours du XXème siècle
pour réconcilier les mondes quantique et classique. La plus importante est sans
doute celle développée dans les années 1950 par l'américain David Bohm, à la
suite des idées du savant français Louis de Broglie. Selon cette interprétation
réaliste du monde quantique, l'objet quantique serait en fait à la fois
constitué d'une onde et d'une particule, ces deux éléments étant indissociables
dans l'espace et le temps : chaque particule est guidée par une onde, et
réciproquement, chaque onde tire une particule. Voilà, a priori, de quoi
contenter un cerveau en quête de sens quantique.
La notion d'information éclaire enfin
la théorie
Malheureusement, comme l'ont montré les expériences d'Alain Aspect au début
des années 1980 et celles, plus récentes, effectuées à Genève par l'équipe de
Nicolas Gisin, l'espace et le temps dans lequel ce couple onde-particule se
débat ne respecte plus aucune règle de la physique ordinaire : en certaines
circonstances, par exemple, l'effet devrait précéder la cause. Ce qui est gagné
en réalisme dans la description de l'objet matériel est ainsi perdu dans la
description de l'espace et du temps.
Malgré toute la bonne volonté du monde - et de nombreuses autres interprétations
-, notre cerveau semble incapable de comprendre le comportement de la matière
quantique. Faut-il alors se résoudre, comme le suggère Murray Gell-Mann - lui
aussi prix Nobel de Physique, en 1969 -, à considérer la mécanique quantique
comme une "discipline mystérieuse et troublante qu'aucun d'entre nous ne
comprend réellement, mais que nous savons comment utiliser" ?
Le chat de Schrödinger ne sème plus
l'effroi
Pas obligatoirement. Depuis quelques années, en effet, une petite communauté
de chercheurs, libérés de la tutelle de leurs aînés, reprend le débat sur de
nouvelles bases : si on ne comprend pas comment elle marche, peut-être est-ce
parce qu'elle ne parlait pas de ce qu'on croit. Que l'objet réel soit une onde,
une particule, ou quoi que ce soit d'autre, nous ne le connaissons en effet que
par les signaux qu'il nous envoie, par les informations que nous lui soutirons,
information qui voile quelque peu notre perception du réel.
Selon cette nouvelle interprétation, la mécanique quantique serait la
formalisation de ces contraintes liées aux transferts d'informations entre le
monde et l'observateur. Attachée à décrire notre regard et non ce que l'on voit,
elle ne décrirait plus la réalité en soi, mais seulement ce que nous pouvons en
savoir ! Elle ne ferait donc plus vraiment partie de la Physique proprement
dite, mais plutôt de la métaphysique. "Si le rôle de la Physique est bien de
décrire la nature du monde, résume Jeffrey Bub, de l'université de Maryland,
aux Etats-Unis, le rôle de la mécanique quantique est d'étudier comment les
contraintes de l'information troublent cette description". Cette
interprétation a le mérite de rendre la théorie plus compréhensible : les
phénomènes quantiques, déroutants s'ils concernent les objets réels, deviennent
beaucoup plus intuitifs s'ils correspondent aux informations dont on dispose
lors d'une expérience. Personne, par exemple, ne serait plus effrayé par le
fameux chat de Schrödinger.
Que l'on se rappelle : dans les années 1930, le physicien autrichien avait imaginé d'enfermer un chat dans une boîte contenant un dispositif mortel déclenché par la désintégration d'un atome radioactif, événement imprévisible. Or, si l'on considère que la théorie quantique nous parle de la réalité, qu'elle nous décrit directement l'état de l'atome radioactif, ses équations affirment que, tant qu'aucune mesure n'est effectuée, cet atome se trouve dans un état superposé, à la fois désintégrée et non désintégrée. Conséquence directe : tant que la boîte reste fermée, la pauvre bête est elle-même dans un état superposé, à la fois morte et vivante !
Mais ce spectre, qui a fait frémir des générations de physiciens, disparaît si l'on considère que les formules quantiques ne nous parlent que d'information : le chat n'est pas mort-vivant, mais tant que la boîte n'est pas ouverte, notre information sur son état est nécessairement constituée de ces deux possibilités.
Le corpus théorique justifié ?
Autre atout, plus décisif : comme le souligne Michel Bitbol, spécialiste de
philosophie de la physique contemporaine à l'Ecole polytechnique de Paris, "il
est incroyablement simple de justifier la structure de la mécanique quantique
par des considérations non plus directement sur la nature, mais sur nos rapports
à elle." Par exemple, l'outil très sophistiqué utilisé avec opportunisme par les
physiciens depuis les années 1920 pour décrire l'état d'un système quantique
("l'espace de Hilbert") se révèle en fait être l'objet mathématique
incontournable pour décrire un système en fonction des informations que l'on
peut en avoir au cours d'une expérience. Tout le corpus théorique serait ainsi
justifié : ce ne serait plus un arsenal artificiel et incompréhensible de
mécanismes, mais la formalisation mathématique d'un principe très général
inhérent à la démarche scientifique. Un objet n'existe que par les informations
qu'il nous livre.
Si cette refonte épistémologique est séduisante, il reste malgré tout de
nombreux points à éclaircir, en particulier dans la formulation de ce principe
informatif. Mais peut-être pourrons-nous bientôt contredire Richard Feynman en
affirmant que "tout le monde peut comprendre la mécanique quantique". Il ne faut
cependant pas se faire d'illusions : faire tourner cette machine sera de toute
façon toujours plus compliqué que de rouler à bicyclette...
Pourquoi avoir élaboré une théorie
aussi étrange ?
A l'orée du XXème siècle, le ciel semble dégagé pour la physique
classique triomphante de Maxwell ou de Newton. Il y a juste trois petits
nuages... Tout d'abord, il devrait être impossible de profiter de la lueur
romantique des braises sans être carbonisé : d'après la théorie de Maxwell, sa
lumière, dans les fréquences ultraviolettes, devrait avoir une énergie
infinie...
Deuxième nuage : la lumière éjecte des électrons à la surface d'un métal (comme
dans les panneaux solaires) indépendamment de son intensité, ce qui contredit
les principes classiques. Troisième nuage : l'émission de lumière par un gaz
(comme dans les tubes luminescents) révèle des raies à des fréquences précises,
phénomène souvent expérimenté mais jamais expliqué. Ces trois nuages vont
devenir des ouragans. Le premier (la catastrophe ultraviolette) conduit Max
Planck à admettre en 1900 que l'énergie est discontinue et se transmet par
paquets. Le second (l'effet photo-électrique) convainc en 1905 Albert Einstein
que la lumière est constituée de particules. Et le troisième (les spectres de
raies) guidera Niels Bohr, en 1913, vers son modèle de l'atome, avec un noyau au
milieu et les électrons autour. Et de ces ouragans émergera, dix ans plus tard,
la théorie quantique.
Qu'est-ce qui justifie son
appellation ?
Le nom de la théorie n'est pas bien choisi. Le mot "mécanique" se réfère
au mouvement des corps dans l'espace et le temps. Or, son originalité ne se
situe pas dans la façon dont elle prédit l'évolution d'un système (via
l'équation de Schrödinger), mais dans la faon dont elle le décrit (via l'espace
de Hilbert). De plus, le mot "quantique" fait référence à un apsect
corpusculaire et quantifié des phénomènes, alors que l'aspect ondulatoire est
tout aussi présent (la théorie a d'ailleurs été nommée quelque temps "mécanique
ondulatoire"). Le reste du vocabulaire choisi pour en parler, comme
"complémentarité", "dualité", indéterminisme", "incertitude", "observable" ne
fait que renforcer les confusions. "La physique moderne a montré à l'égard de
son expression verbale une étonnant désinvolture", souligne Jean-Marc
Lévy-Leblond, qui milite pour une refonte terminologique. "Jamais les
physiciens n'ont produit tant d'idées et créé si peu de mots."
Quel est son degré de précision ?
Toutes les expériences montrent une très grande fidélité entre
prévisions et mesures. La prévision de l'électrodynamique quantique, par
exemple, correspond à l'épaisseur d'un cheveu par rapport à la distance entre
Paris et Moscou.
Pourquoi ne s'applique-t-elle pas à
notre échelle ?
C'est un paradoxe : personne n'a jamais vu une table disparaître d'une
pièce pour réapparaître dans celle d'à-côté, et pourtant, d'après les équations
quantiques, un tel phénomène se produit couramment pour les particules, y
compris celles de la table... Pour le résoudre, les physiciens considèrent que
les phénomènes quantiques sont si fragiles qu'ils disparaissent à la moindre
perturbation extérieure. Selon cette "théorie de la décohérence", élaborée il y
a une vingtaine d'années, les particules de la table, en trop grand nombre pour
être parfaitement isolées, ne seraient ainsi plus capables d'être dans plusieurs
états à la fois. Mais comment déduire les propriétés de notre table à partir des
principes quantiques ? Est-ce lors de ce passage entre mondes classique et
quantique qu'émerge l'irréversibilité, inexistante au niveau microscopique ?
L'étude de cette frontière est aujourd'hui l'objet de toutes les attentions.
Anton Zeillinger, à Vienne, a ainsi montré qu'une molécule de fullerène,
composée de 60 atomes de carbone, exhibe encore, dans des conditions
expérimentales draconiennes, ce comportement ondulatoire caractéristique du
monde quantique. Il tente depuis de repousser ces limites en utilisant des
molécules plus grosses, comme l'insuline. En attendant, le lien entre les deux
mondes reste largement un mystère.
A quoi servent les équations
quantiques ?
Rares sont les évolutions technologiques du XXème siècle qui auraient pu
voir le jour sans la mécanique quantique. Prédire le comportement de la matière
à l'échelle microscopique a en effet permis aux ingénieurs de contrôler la
lumière (le laser dans nos disques compacts), l'électron (les transistors et
autres composants miniaturisés de nos appareils électroniques), la
supraconduction (l'imagerie médicale à résonance magnétique nucléaire) et, bien
sûr, l'énergie nucléaire. Cela a permis aux chercheurs de mesurer des temps très
courts, des distances très grandes, de voir des objets très petits ou de
connaître les compositions d'étoiles très lointaines. Et cela promet aujourd'hui
de développer des nanotechnologies et ses robots de taille moléculaire, des
ordinateurs quantiques écrasant par leur puissance de calcul tous les
ordinateurs classiques actuels, ou des systèmes cryptographiques garantissant
aux utilisateurs une intimité absolue dans leur communication. La mécanique
quantique , en enfin, le meilleur moyen de s'émerveiller sur notre monde. Un
étonnement que les profanes peuvent prolonger avec le livre très original de
Valerio Scarani, théoricien de l'université de Genève, intitulé Initiation à la
physique quantique (éditions Vuibert, 2003).