Le réchauffement de la planète
Les promesses du stockage géologique du CO2
Depuis les falaises glacées de l'Arctique norvégien, l'île de Melkøya surgit tel un paradis flottant, étincelant au-dessus d'une mer d'encre. Le ciel doré, à peine sorti de sa nuit polaire, se voile en quelques minutes de bourrasques de neige. A l'extrémité de l'île s'élève une haute cheminée qui, dans l'année à venir, sera coiffée d'une flamme géante. C'est là, au large de Hammerfest - la ville la plus boréale du monde - qu'à partir de l'été 2007 commencera la toute première extraction gazière en mer de Barents. Près de 8,8 milliards de dollars (6,8 milliards d'euros) ont déjà été investis dans ce projet d'exploitation offshore du fabuleux gisement de Snøhvit : pas moins de 193 milliards de mètres-cubes de gaz naturel dormant sous 250 à 345 mètres d'eau, à 143 kilomètres de la côte. Ce programme industriel, le plus grand jamais entrepris dans le nord de la Norvège, affiche aussi des ambitions environnementales, puisque le site servira de laboratoire européen pour l'étude du stockage géologique du CO2, une solution prometteuse pour lutter contre le réchauffement planétaire.
Le gisement de Snøhvit est en effet composé en grande partie de méthane, mélangé notamment avec du butane et du propane. Mais il contient aussi de 5 à 8% de dioxyde de carbone (CO2), un gaz à effet de serre qui, s'il est relâché dans l'atmosphère, contribue au réchauffement de la planète. Produit par la combustion des énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel), c'est aujourd'hui le principal gaz de ce type en termes de volumes rejetés : 25 milliards de tonnes par an, soit près de 80% des émissions mondiales. Le protocole de Kyoto engage les pays à réduire drastiquement ces émissions. "Pour que la température ne varie pas plus de 2°C en moyenne par rapport à aujourd'hui, il faudrait que nous réduisions de 60 à 80% les émissions de gaz à effet de serre avant 2050, précise Gabrielle von Goerne, spécialiste du climat pour GreenPeace-Allemagne. Il faut agir tout de suite, tout réduire, mais aussi soustraire le CO2 de la circulation, le temps que les énergies fossiles soient épuisées. Le stockage géologique est une solution judicieuse."
Le stockage géologique consiste à piéger le gaz carbonique à la source, puis l'enterrer dans les profondeurs terrestres. C'est ce qui est fait à Melkøya, où le gaz naturel extrait du sous-sol est "nettoyé" de son CO2 selon un procédé déjà bien rodé. Dès son entrée dans les circuits de l'usine, le gaz est séparé du dioxyde de carbone dans des colonnes de lavage grâce à un solvant chimique absorbant. Le CO2 ainsi obtenu est condensé avant de faire, par pipeline séparé, le chemin inverse : retour à Snøhvit. Un puits de réinjection conduit le CO2 non pas dans le gisement, mais plus profondément, dans une couche d'eau salée hermétique, nommée aquifère salin. Quelques 750 000 tonnes de dioxyde de carbone devraient ainsi y disparaître chaque année pendant plus de vingt ans.
Avec ce projet pilote, la Norvège ajoute sa pierre au projet Castor, un large programme européen d'étude de la capture et du stockage géologique du CO2. Car les aquifère salins représentent un grand espoir pour résoudre en partie nos problèmes climatiques. Constitués de roches poreuses - dites roches réservoirs -, ils sont gorgés d'une eau très salée, impropre à la consommation. On en trouve dans les bassins sédimentaires, partout autour de la planète. Et donc, près des centrales thermiques, des aciéries, des raffineries et autres usines pétrochimiques, responsables de 61% des émissions de CO2 mondiales.
Les aquifère salins peuvent de surcroît s'étendre sur des milliers de kilomètres carrés et plusieurs kilomètres d'épaisseur, offrant de fabuleuses possibilités de rétention des gaz. Certains experts estiment que leur capacité de stockage est dix fois supérieure à celle des réservoirs de pétrole ou de gaz épuisés, soit 10 000 milliards de tonnes à l'échelle planétaire. De quoi faire disparaître tout le CO2 produit pendant des siècles !
A Snøhvit, l'aquifère salin
est situé à 2 500 mètres en dessous de la surface du sol. Une profondeur bien
suffisante pour un emprisonnement durable. Le gaz carbonique doit en effet être
enfoui au-delà de 800 mètres dans le sol, seuil à partir duquel les conditions
de température et de pression (plus de 31°C et 74 bars) assurent le passage du
gaz à l'état supercritique : le CO2 devient plus dense, et occupe
moins de volume. Surtout, il peut se dissoudre dans les eaux interstitielles ou
produire des réactions géochimiques avec les roches environnantes. Un processus
lent, au terme duquel son immobilisation est définitive. Car séquestrer le CO2
n'a de sens que si la pérennité de ce stockage est assurée pour des centaines
voire des milliers d'années. "Il faut qu'il dure au moins quelques siècles, le
temps que l'ère du pétrole soit passée", précise Isabelle Czernichowski, chef de
projet du BRGM (Bureau des Recherches Géologiques et Minières).
Le réservoir doit donc être étanche, imperméabilisé par une couche écran
composée d'argiles ou de sels qui empêchent toute évasion vers la surface. Sur
la planète, il existe de tes réservoirs naturels où le CO2 est
confiné depuis des millions d'années. C'est le cas notamment en France, où l'on
a recensé huit gisements naturels dans le bassin du Sud-Est (soit une région
comprise entre Vichy, Grenoble, Aix-en-Provence et Béziers), et notamment celui
de Montmirail, dans la Drôme. "Montmirail est un gisement de pétrole avorté,
explique Pierre Le Thiez, chercheur à l'Institut Français du Pétrole (IFP). Les
mouvements alpins ont réactivé des failles et des fluides riches en CO2
se sont trouvés piégés par les couches argileuses. C'est là un exemple de site
hermétique depuis des millions d'années." Ce gisement est aujourd'hui l'objet de
toutes les attentions scientifiques, afin d'en comprendre le comportement à long
terme et de mettre au point des méthodes de surveillance pour les futurs
stockages.
Car le grand danger, c'est la fuite. "Le public n'aime pas
l'idée que des milliards de tonnes de gaz soient enterrés sous ses pieds,
remarque Gabrielle von Goerne. Il craint qu'il s'échappe et qu'il ait un impact
sur l'écosystème ou la santé. Si on le confine à grande échelle, les fuites
seront un vaste problème dans l'avenir." Ce risque a été récemment mis en
évidence dans la formation de Frio Brine, au Texas. Une expérience d'injection
du CO2 y a été menée en octobre 2004. Quelques mois plus tard, des
échantillons étaient prélevés par Youssif Kharaka, un chercheur de l'US
Geological Survey, en Californie. Il a découvert que les minéraux des roches
(carbonates y compris) s'étaient désagrégés dans le mélange de CO2 et
d'eau salée du réservoir. Si cette dissolution se faisait à grande échelle, on
pourrait craindre que des tunnels se creusent dans la roche, permettant au gaz
de s'échapper dans l'atmosphère ou de contaminer les nappes phréatiques. En
outre, tous les bassins sédimentaires ont des puits, qui offrent autant
d'échappements possibles.
Certes, le gaz carbonique n'est pas un poison violent, puisque nous le respirons
chaque jour dans la rue, émis notamment par les voitures. Mais, relâché en
grandes quantités, il peut nous étouffer. Ce fur le cas près du lac Nyos : cette
étendue d'eau, au Cameroun, est devenue tristement célèbre en 1986 lorsque
l'éruption brutale du gaz dissous biologiquement dans ses eaux a provoqué la
mort de 1746 personnes. C'est justement pour évaluer les risques de la
séquestration du CO2 qu'ont été mis en place des programmes pilotes
comme celui de Snøhvit. Cette expérience in
situ servira de laboratoire aux géologues, afin de vérifier sa validité. Les
données recueillies viendront nourrir le modèle géologique du réservoir,
permettant de mieux comprendre la circulation dynamique des écoulements de
fluides dans le sous-sol.
Reste le facteur économique. Car faire disparaître du gaz dans les profondeurs
terrestres a un coût. Un coût énergétique d'abord : "Tout procédé qui vise à
séparer les gaz consomme de l'énergie, remarque Olivier Appert, président de
l'IFP. Lorsqu'on utilise du solvant pour laver les gaz, il faut ensuite le
régénérer et donc le chauffer, d'où une surconsommation. L'enjeu de la recherche
est de trouver des solutions pour effectuer ces opérations avec une énergie
minimale, de manière à diviser par deux la pénalité de cette consommation." A Snøhvit,
la tonne de gaz carbonique est enfouie pour moins de 15 €, un montant qui
demeure largement inférieur... à la taxe norvégienne sur les émissions de CO2.
L'entreprise est donc rentable, en plus d'être "écologique".
Et les Norvégiens voient plus loin : ils veulent être les acteurs privilégiés de
l'eldorado gazier qu'est la mer de Barents, tout en ménageant un écosystème
fragile et une économie largement locale fondée sur la pêche. Une fois l'opinion
publique rassérénée et la capacité de maîtriser l'environnement polaire
démontrée, "nous deviendrons les experts de l'offshore dans la région arctique
et notre expérience sera transposable à la partie russe de la mer de Barents",
confie Svere Kojedal, porte-parole de la compagnie pétrolière norvégienne de
Statoil. Cette partie russe attire toutes les convoitises car, de l'autre côté
de la frontière, s'étend le gigantesque champ gazier de Shtokman, encore
inexploité... Situé à 550 kilomètres au large de Mourmansk, il imposera un
nouveau défit technologique et une nouvelle donne environnementale, dans une
région maritime qui servit longtemps de cimetière aux sous-marins nucléaires
soviétiques.
Les autres pistes pour se débarrasser du CO2
Outre le stockage géologique, d'autres voies de soustraction du dioxyde de carbone sont aujourd'hui explorées, depuis les fonds marins jusqu'aux bactéries gloutonnes...
Au fond des océans
Une équipe américaine des universités de Harvard, Columbia et du
Massachussets Institute of Technology de Cambridge a proposé cet été une
nouvelle voie très prometteuse : elle consiste à injecter le CO2 dans
la couche superficielle des couches sédimentaires marines situées à des
profondeurs comprises entre 3 000 et 4 000 mètres. Les pressions et les
températures qui y règnent liquéfieraient le gaz ; il serait alors plus dense
que l'eau de mer et ne devrait pas remonter à la surface. mieux : la formation
progressive d'hydrates de carbone à la surface de la nappe en assurerait
l'imperméabilité à long terme. Une technique facile à mettre en oeuvre, car le
forage à ces profondeurs est bien maîtrisé par les pétroliers, et les sites
potentiels sont énormes (1,3 million de kilomètres carrés recensés par les
chercheurs au large des seules côtes américaines.
Cette solution succède à celle de l'injection simple du gaz dans l'océan, à
moins de 3 000 mètres de profondeur, zone où il se transforme en une substance
solide comparable à la glace, plus dense que l'eau environnante. Parce qu'elle
soulevait de grandes incertitudes quant à son temps de rétention et l'impact sur
l'écosystème, cette solution a été abandonnée aux Etats-Unis. Mais elle demeure
d'actualité en Inde et au Japon.
En le minéralisant
Il s'agit de reproduire un procédé naturel de minéralisation en stockant le
gaz carbonique dans des roches basiques (basaltes, péridotites, etc...). La
présence de calcium et de magnésium dans ces couches géologiques altère le
dioxyde de carbone et le convertit progressivement en roches carbonatées.
L'avantage majeur est que ces nouvelles roches sont stables à long terme. Cette
solution, bien que lente, assurerait une vaste capacité de stockage, ce type de
roches existant sur tous les continents.
Grâce aux algues
L'idée, expérimentée aux Etats-Unis, est de fixer le dioxyde de carbone par
la photosynthèse des microalgues. Celles-ci sont nourries avec du CO2
d'origine industrielle associée aux nutriments nécessaires à leur croissance.
D'autres chercheurs explorent la voie des bactéries méthanogènes, qui savent
réduire du dioxyde de carbone en méthane.
Des pièges à gaz
Avant d'injecter du gaz carbonique à six mille pieds sous terre, il faut d'abord le piéger. A Melkøya, cette opération se fait à la source, avant même que le gaz n'entre dans le circuit économique. Mais le CO2 est aussi produit par les transports, les industries et les centrales thermiques. Si les émissions des voitures et des avions sont aujourd'hui impossibles à capter, ce n'est pas le cas des émissions concentrées (centrales thermiques, cimetières, raffineries, usines chimiques, etc...). La capture de ces dernières permettrait, en France, de soustraire 20 à 30% des 400 millions de tonnes de CO2 émises chaque année.
Très logiquement, donc, la première étape du programme Castor (CApture and STORage of CO2), qui implique onze pays européens, devait être une expérience de capture industrielle. Elle a été inaugurée le 15 mars 2006 au Danemark, dans la centrale au charbon d'Esjeberg. Il s'agit de la première installation au monde permettant de séparer le CO2 des fumées dans une centrale de ce type. Sa capacité de capture s'élève à environ une tonne par heure. La technique utilisée est dite de postcombustion. Au moment de la combustion, le carbone du charbon, du pétrole ou du gaz naturel se combine avec l'oxygène de l'air pour produire du CO2, qui s'échappe dans les fumées. Dirigées vers un absorbeur, ces fumées sont mélangées à un solvant dont les molécules ont une forte affinité pour le CO2, ce qui permet d'en capter près de 90%. Le solvant est ensuite "régénéré", c'est-à-dire chauffé à 120°C pour que ses liaisons avec le CO2 soient cassées. Il peut être réutilisé, tandis que le dioxyde de carbone est, de son côté, isolé. Outre cette solution, la seule rodée en usage industriel et qui pourrait s'intégrer facilement aux installations existantes, deux autres technologies sont au stade de démonstration dans les laboratoires. La première, dite d'oxycombustion, utilise l'oxygène pur et non l'air comme comburant. On obtient ainsi des fumées concentrées en CO2 et en vapeur d'eau, qu'il est plus aisé de séparer. La deuxième solution, la capture précombustion, extrait le CO2 à la source en "cassant" le combustible fossile et en le transformant avant usage en un gaz de synthèse. Plus complexe; cette méthode permettrait de produire de l'hydrogène pour alimenter, par exemple, des piles à combustible. Ces trois solutions ont l'inconvénient d'entraîner une surconsommation d'énergie. Exemple : dans le cas d'une capture postcombustion sur une centrale thermique, environ 10% de l'énergie produite par la centrale vont à la recapture et non au client !