Le cabinet de Physique de Sigaud de La Fond

 

 

 

 

    La physique au temps de Sigaud de la Fond

      L'enseignement de la Physique

             Un héritage immense
                        Des précurseurs
                        Le génie de l'abbé Nollet
                        La fin des collèges de l'Ancien Régime
              La Révolution et la création des écoles centrales
                        Une remise en cause de l'enseignement
                        Un état des lieux des pratiques pédagogiques : l'enquête du 20 Floréal An VII
                        Contenu des cours  
                        Une volonté de rénovation pédagogique
                        Rôle et place de l'expérience
                        La création des cabinets de physique et chimie dans les écoles centrales
              Sources, notes et références

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Un héritage immense

Des précurseurs

S’il est un âge d’or pour la Physique, le XVIIème siècle figure en bon candidat. Le siècle qui a vu les génies de Galilée ou de Newton a laissé un héritage prodigieux, celui entretenu par les Académies qu’il a vu naître (en Italie, en Angleterre ou encore en France) et les périodiques qui l’ont jalonné.

Toutefois, la Physique du XVIIème siècle est très élitiste : peu de savants bénéficient à l’époque d’un accès aux écrits antérieurs – et sont capables ne serait-ce que de les lire ! – et la Physique telle que nous l’entendons aujourd’hui n’en est qu’à ses balbutiements. Le XVIIIème siècle est peut-être moins riche en avancées scientifiques, mais il va se faire fort de rendre publique les travaux scientifiques antérieurs en développant un enseignement à proprement parler dans les écoles, dans les universités, dans les cours et dans les salons. En cela, le siècle des Lumières porte très bien son nom.

C’est à Jacques Rohault (1618–1672), mathématicien normand, que l’on doit le Traité de physique [ö] qui servira de référence dès la fin du XVIIème siècle.


Jacques Rohault

Cet ouvrage au succès exceptionnel se distingue des livres de physique antérieurs par la place donnée à l'expérimentation : les faits y précèdent les explications. Bien que les idées sous-jacentes soient pour l'essentiel tirées de la Dioptrique et des Météores de Descartes, Rohault a eu le souci d'expliquer des phénomènes nouveaux, comme la capillarité ou le magnétisme.


J. Rohault - Expériences sur le magnétisme - Planches (1672)

Le livre comporte quatre parties :

Le maître animait des « mercredis » à Paris et à Amiens pendant lesquels étaient commentées des expériences sur toutes sortes d’instruments et de machines de son invention. Personnes de tout âge, de tout sexe et de toute profession venaient même de fort loin pour y assister. Rohault louait la raison et l’expérience, cette dernière lui servant de moteur pour formuler des hypothèses – ce qui constitue une nouveauté en regard du système physique de Descartes.

Dans les collèges de l'Ancien Régime, la physique appartient à l'enseignement philosophique : elle fait l'objet - en tant que philosophie de la nature - d'exposés philosophiques en latin, parfois proches de questions scolastiques sur le monde, et de discussions métaphysiques. Les systèmes d'Aristote, puis de Descartes occupent ainsi les cours de physique. (1)

Dans la littérature, un ouvrage paraît en 1709 qui devait marquer un tournant dans l’enseignement de la physique : les Expériences de physique, de Pierre Polinière (1671–1734). Un tournant pour l’accessibilité du recueil d’expériences, mais aussi pour son illustration par dix-sept planches gravées.

Autre initiative intéressante : celle du Père (Jésuite) Bougeant (1690–1743), qui publia en 1719 un Recueil d’observations sur la physique. En faisant une synthèse des comptes rendus des sociétés savantes (coûteux et hermétiques), et en édulcorant les parties de géométrie ou d’algèbre, il rendait ainsi accessible la physique pour les curieux et pour les moins cultivés. L’ouvrage sera poursuivi par le Père Grozellier, de l’Oratoire, qui compila des Observations curieuses sur toutes les parties de la physique [ö]. Seule ombre au tableau : la dérive fantaisiste qui s’opérait, dans la volonté d’impressionner le lecteur par des curiosités de plus en plus fabuleuses.

Et ceci ne fut pas du goût de tout le monde : très vite, la physique expérimentale fut attaquée, voire haïe. N’oublions pas que la logique scolastique, verbeuse et calculatoire, en antithèse de la science expérimentale, est toujours à la base de l’enseignement de l’époque. Par exemple, le Père Castel (1688–1757) parlait des Elémens de physique de s’Gravesande (1688–1742) en déplorant que des livres entiers de physique fussent pleins « de ces expériences rares, curieuses, ingénieuses, si l’on veut que l’art fournit… sans presque aucune de ces observations simples, naïves, faciles que la nature fournit abondamment dans tous les pays à tous les esprits ». L’art altère tout, concluait-il, et il faut se défier.

Toutefois, cela va beaucoup plus loin : l’esprit universitaire s’était déjà largement fait distancer par l’esprit scientifique. En fait, la physique tourbillonnaire de Descartes n’est plus au goût du jour, et celle d’Huygens ou de Newton passionne les hommes de science. Les Jésuites, eux, sont cartésiens, et par là même attachés à une philosophie scolastique dépassée.

 

 

Le génie de l'abbé Nollet


L'abbé Nollet en 1753
par Maurice Quentin de La Tour

La révolution est venue d’un homme : l’abbé Jean-Antoine Nollet (1700–1770), qui publia dès 1738 son Programme ou idée générale d’un cours de physique expérimentale [ö], suivi des six volumes de Leçons de physique expérimentale [ö]. Lui-même élève ou collaborateur de deux physiciens prestigieux, René-Antoine Ferchault de Réaumur (1663–1757) et Charles François de Cisternay Du Fay (1698 – 1739), ce sont ses voyages qui lui donneront ses connaissances sur l’enseignement de la physique expérimentale, auprès de Desaguliers en Angleterre ou de s’Gravesande et Musschenbroek en Hollande.

Réaumur Du Fay Désaguliers Musschenbroeck s'Gravesande

Nollet envisage tout d’abord de dégager la physique expérimentale de toute considération philosophique. Loin de s’attacher les faveurs des cartésiens ou des newtoniens, il veut avant tout enseigner une physique établie sur des faits suffisamment constatés et solidement établis, à l’écart des questions métaphysiques. Sa méthode consiste à choisir dans chaque matière ce qu’il y a de nouveau, ce qui est le plus propre à être démontré par des expériences, puis à exposer l’état de la question et à y ramener tout ce qui peut s’y rapporter dans les arts et les machines de son temps. Ainsi, les principes abstraits sont mieux assimilés parce qu’entrecoupés d’expériences. Nollet s’est efforcé d’utiliser au minimum l’algèbre et la géométrie, en supposant ses auditeurs doués d’une « curiosité raisonnable ».

Son cours comprenait seize leçons, divisées en deux parties,

Le succès fut inespéré, auprès des princes et des monarques, mais aussi auprès des Académies. Nollet avait fait de la physique expérimentale « un plaisir d’amateurs et un divertissement à la mode », mais encore le goût des expériences, comme l’écrivait l’abbé Pluche (auteur des Spectacles de la nature [ö] en 1732), avait passé des Académies dans l’Université et la province ne voulait plus être en retard sur la capitale : Jésuites et pères de l’Oratoire, pères de la doctrine chrétienne, pères de Saint-Lazare instituaient des cours de physique dans leurs écoles.

S’est amorcé ensuite le renouvellement du style des livres de physique : ils prennent la forme de dialogues, comme dans les Entretiens physiques d’Ariste et d’Eudoxe [ö] du père N. Regnault (1683-1762), et d’entretiens par lettres, comme Nollet les utilisera lui-même dans ses Lettres sur l’électricité [ö].

Les lettres ont également servi d’instruments polémiques. En 1749, par exemple, Nollet reçut une lettre de Londres qui bousculait avec ironie sa théorie sur l’électricité. Il en fallait davantage pour ébranler l’abbé qui ne concluait que « la balance expérimentale à la main ». Le redoutable savant porta un coup fatal aux Leçons de Physique de Privat de Molières (1677-1742) alors que ce dernier essayait de réunir, un peu trop théoriquement, Descartes avec Newton.

A la mort prématurée de son maître Du Fay, Nollet devient de fait, en France, l’homme le plus qualifié pour reprendre la direction des recherches, notamment sur l'électricité. Ce rôle de « représentant » des physiciens s’étend également au-delà des frontières françaises : Nollet devient le représentant de la physique expérimentale française, anglaise et allemande, et son école s’oppose à l’école américaine de Philadelphie. En 1752, l’électricité est au centre de tous les débats, avec les questions soulevées par le phénomène de Leyde, par la nature de l'éclair ou encore par le pouvoir des pointes. Nollet publie un Essai sur l’électricité des corps [ö], des Recherches sur l’électricité [ö] et, surtout, ses Lettres sur l’électricité [ö], qui apparaissaient comme une réponse aux Lettres à Collinson de Benjamin Franklin.

A l’époque, les partisans de Nollet et ceux de Franklin s’opposaient. Si Franklin donnait du condensateur (la bouteille de Leyde) une explication habile à l’aide de termes commodes, Nollet maintenait l’existence de deux courants électriques qu’il appelait électricité affluente et électricité effluente. A la fin du XVIIIème siècle, le règne de l’électrostatique amorcé avec Nollet céda la place à celui du courant électrique avec la célèbre expérience de Volta et l’invention de la pile, en 1800.

En plus de servir aux jeux de société de l’époque, l’électricité est trop merveilleuse pour ne pas servir au bien de l’humanité : Nollet a le premier l’idée d’appliquer la décharge de Leyde au traitement des paralytiques. Et c’est là une rencontre inédite, houleuse parfois, entre la physique expérimentale et la médecine. A l’époque, la médecine reste étrangement médiévale et la rencontre avec la physique expérimentale modifie radicalement ses méthodes de travail.

 

La leçon inaugurale de l’abbé Nollet, le 15 mai 1753, à l’occasion de l’ouverture de la chaire de physique expérimentale au collège de Navarre, marque le triomphe de cette science. Dans l’amphithéâtre de près de six cents places construit pour ce cours, le tout premier professeur de physique expérimentale posa des fondements novateurs : le fait de ne se rendre qu’à l’évidence, la nécessité d’être polyglotte, et de penser librement sur les effets de la nature, la vérité indiscutable étant celle qui se forme par l’expérience.

Seules les trois premières pages sont en latin, par déférence envers la langue propre des écoles et des universités, mais Nollet commente en français. Cette langue se révèle bien adaptée aux développements de cette science nouvelle destinée aux hommes de toutes situations. Nollet est très rigoureux dans la préparation et la présentation des expériences, « ne tolérant aucune négligence, aucune manipulation vicieuse, déclarant qu’il faut être témoin de tout et en tenir compte par écrit ».

A l'instar de ce qui fut rendu possible pour Nollet, des chaires de physique expérimentale s’ouvriront en province : à Pont-à-Mousson en 1759, à Caen en 1762 puis à Draguignan en 1765. On vendra à la Sorbonne des cahiers de cours avec des figures de démonstrations expérimentales.

La physique expérimentale s’immisce également dans les écoles d’artillerie et du génie. Après avoir eu Lavoisier pour élève, Nollet aura Gaspard Monge (1746-1818) comme aide de physique, puis comme successeur à l’école du génie de Mézières. C’est ainsi que le XVIIIème siècle a vu naître un personnage nouveau, ancêtre de l’ingénieur moderne, un technicien sachant appliquer les mathématiques aux problèmes de son art et possédant une formation scientifique qui bientôt sera au service de l’Etat.

 

 

La fin des collèges de l'Ancien Régime et la naissance des premiers cabinets

En 1762, un édit royal expulse les Jésuites de France et modifie profondément l’enseignement, notamment celui de la physique, en France. Il fallait, du jour au lendemain, remplacer le corps enseignant d’une centaine de collèges.

Tout simplifier pour rebâtir vite, diriger l’instruction nationale vers un nombre restreint d’individus, diminuer le nombre de professeurs… Guyton de Morveau (1737-1816) à Dijon, Caradeux de la Chalotais (1701-1785) à Rennes, Rolland d’Erceville (1730-1794) à Paris n’ont pas réussi à réaliser ces plans.  Ces novateurs ont toutefois tenté de familiariser les enfants dès le plus jeune âge avec la physique et les instruments destinés à dévoiler la nature. Dans son Traité d’éducation des enfants, Poncelet affirme qu’à partir de sept ans, le cours de physique expérimentale est « l’unique connaissance peut-être où nous puissions nous flatter de quelque supériorité sur les Anciens. » Multiplier, compléter les cabinets de physique, et les rendre publics : voilà ce qu’il fallait faire.

Ce sont les Leçons de l’abbé Nollet qui servent de ferment à cette mission : les salons s’en mêlent, la pédagogie devient un sujet à la mode. Dictionnaires, dictionnaires portatifs, abrégés, lettres et physiques font leur apparition et sont même consacrés aux enfants, comme l’Abrégé de toutes les sciences à l’usage des enfants de Formey (1711-1797) - en gros caractères - ou la Physique à la portée de tout le monde [ö] de Paulian (1722-1802) - un dialogue entre le maître et le disciple. En 1768, de Rancy s’efforçait, sous forme de lettres [ö], « à mettre la physique à la portée des personnes les moins intelligentes ». L’abbé de Saintignon publiait en 1763 un Traité abrégé de physique à l’usage des collèges [ö] ; en 1737, Algarotti (1712-1764) livrait le Newtonianisme pour les dames [ö] qui devait marquer le début de la littérature de vulgarisation dédiée aux femmes, et Lalande (1732-1807) une Astronomie des dames [ö] en 1785. Présentation et méthode de ces ouvrages étaient plus ou moins inspirées des Leçons de Nollet.

Les cours de physique expérimentale se multiplient. A Paris, Sigaud de Lafond, maître de mathématiques, et son neveu Rouland, démonstrateur, se produisent rue des Fossés-Saint-Jacques dans le quartier Sorbonne-Panthéon ; dans ce même quartier, l'Encyclopédiste Allard a investi la rue des Maçons (aujourd'hui rue Champollion) et l'abbé Delor la place de l’Estrapade ; Brisson (1723-1806) officie au quai d’Orléans (sur l'île Saint-Louis).

Le premier, Joseph-Aignan Sigaud de Lafond, fait vraiment autorité. L’Université s’est attaché ses talents de démonstrateur. Pour lui, la physique expérimentale est devenue nécessaire à la société, et son étude doit être à la fois facile et instructive. On a tendance à dire qu’il a « amélioré » Nollet en éliminant les longueurs, les digressions et en augmentant la précision. Ses Leçons représentent une synthèse de ce que les plus célèbres physiciens ont écrit sur les matières traitées (voir une critique des Leçons de Sigaud dans le Journal encyclopédique du 1er avril 1767 (t. III), p. 23 à 36 [ö]). D’octobre à avril, M. de Lafond donne tous les deux mois un cours de physique expérimentale lorsque le nombre de souscripteurs se trouve assez grand. Il commence tous les ans ses cours de physique « après la Saint-Martin, dans son cabinet de machines, rue Saint-Jacques, près Saint-Yves, maison de l’Université ».

Grands seigneurs et riches bourgeois, hauts fonctionnaires et femmes du monde collectionnaient maintenant des instruments de physique avec autant de passion que s’il s’agissait de tableaux précieux ou d’objets de vitrines. La famille royale elle-même s’intéresse au travail manuel que l’abbé Nollet a rendu essentiel. L’enseignement s’est tourné vers la technique : en 1770, Nollet consacre trois volumes à l’Art des expériences [ö], où il se fait le vulgarisateur du travail du bois, des métaux, du verre, et où il décrit les outils nécessaires et la manière de s’en servir.

Le XVIIIème siècle va ciseler le système métrique et aura des mains expertes pour le mettre au point. Nollet, et les Encyclopédistes, font une place considérable aux arts et aux métiers, en véritables précurseurs de l’enseignement technique.

Jean-Antoine Nollet décède le 24 avril 1770. En 1768, il avait obtenu pour son élève Mathurin-Jacques Brisson la survivance de la place de professeur royal de physique au collège de Navarre puis celle de maître de physiques des Enfants de France : Brisson poursuivit l’œuvre de son maître, avec un esprit précis et objectif dans des ouvrages mettant l’accent sur la didactique : les Eléments physico-chimiques à l’usage des écoles centrales, le Dictionnaire raisonné de physique [ö], les Principes de physique [ö] et sa traduction de l’Histoire de l’électricité [ö] de Joseph Priestley.

On ne saurait négliger, dans l’histoire du mouvement scientifique du XVIIIème siècle, l’influence réciproque de la technique de fabrication et du progrès des connaissances scientifiques. Comme le disait Madame de Genlis, femme de lettres et éducatrice adorée de Louis-Philippe, « si ces discours, ces leçons, ces exposés, ces expériences ne faisaient point des savants, du moins ils formaient la culture générale des hommes et des femmes aussi, ce qui n’était point négligeable. »

Signalons enfin que le calcul intervient plus souvent dans les expériences qu’au milieu du siècle.

 

 
Le cabinet de Bonnier de La Mosson, d'après Jacques de Lajoue en 1734
Collection Beit, Blessington, Irlande.

 

La vogue des cabinets de physique et des collections d’instruments, malgré leur coût très élevé, ne faiblit pas jusqu’à la fin du siècle. Ils sont l'affaire d'amateurs éclairés : citons par exemple celui de Bonnier de La Mosson, dont Jacques de Lajoue fera une toile toute en fantaisie. En février 1769, le collège royal convertissait une de ses deux chaires de philosophie grecque et latine – qui n’étaient plus fréquentées – en une chaire de physique expérimentale « enrichie des découvertes des modernes ». Sigaud de la Fond, alors démonstrateur de physique expérimentale de l’Université, proposa sa candidature au duc de la Vrillière (alors ministre et secrétaire d’Etat) : il faisait ressortir que la seule chaire de Navarre ne suffisait « ni à la curiosité ni aux besoins d’une multitude étonnante d’auditeurs », que cette nouvelle chaire donnerait « un lustre nouveau » à l’illustre collège. Le seul obstacle, pensait-il, pourrait être la dépense élevée à laquelle entraînait l’achat d’un cabinet de physique, mais « il se ferait un plaisir de communiquer le sien, le plus beau et le plus complet qui soit à Paris ». Il était même disposé « à se transporter dans la maison avec ses instruments si on lui accordait un logement convenable ». La candidature n’eut pas de suite, semble-t-il. Dix ans plus tard, en 1775, Sigaud de la Fond consacre encore deux volumes à la Description et à l’usage d’un cabinet de physique expérimentale [ö].

L’ensemble le plus complet restera celui du Roi, au collège Royal, dont l’inventaire couvre pas moins de 16 pages. La collection du collège de Navarre (distincte de celle de Nollet) comptait 235 pièces ; en 1792, le cabinet de Jacques-Alexandre-César Charles (1746-1823) est, avec ses 330 pièces, une véritable curiosité. Expérimentateur hors pair, Charles faisait un cours très suivi, en particulier de l’Académie des sciences. Son billard de marbre comportait une collection de choses remarquables permettant, en société, de se poser des problèmes (de mécanique le plus souvent) à résoudre ensemble.

Le célèbre journaliste Jean-Paul Marat (1743-1793), physicien lui-même, médecin spécialisé en électrothérapie, avait ouvert un cours de physique rue Saint-Honoré ; si l’aristocratie parisienne s’y pressait, Marat était réputé pour sa mauvaise expression et c’est l’abbé Filassier qui parlait à sa place. En 1779, il publie des Découvertes sur le feu, l'électricité et la lumière constatées par une suite d'expériences nouvelles [ö].

 

Entre 1770 et 1786, de nombreux cours de physique sont fondés en province : à Reims, à Angers, à Verdun, à Grenoble, à Metz, à Bourg, à La Rochelle, à Lille… Dans les « musées » et les « lycées » se créent des cours de physique et d’électricité en même temps que des cabinets de lecture, généralement ouverts de neuf heures du matin à neuf heures du soir. En particulier, le « musée de Monsieur » fondé en 1781 par Pilatre de Rozier (1754-1785) et transformé en « Lycée » en 1785 connaît un grand succès, notamment auprès de femmes distinguées. Le jeune Antoine Deparcieux (1753-1799) professe la physique à la place de Gaspard Monge.

Les Académies de province ont tendance à accorder de plus en plus d’importance aux sciences et à la physique expérimentale dans leurs sujets de concours et dans leurs communications publiques. Si leur rayonnement reste faible (nombre limité de membres, le plus souvent amateurs), certaines Académies font tout de même publier des recueils de leurs travaux dans les journaux : c’est le cas, par exemple, du Mercure de France.

La presse eut une part importante dans la diffusion de la physique et dans sa connaissance. Le Journal de Physique de l’abbé Rozier, qui parut tout d’abord en 1773 sous le titre Tableau de travail annuel de toutes les académies, annonçait mensuellement les découvertes dans les diverses parties des sciences et dans les différents pays. Ce choix judicieux d’articles et de communications suppléait aux difficultés et à la lenteur des relations entre pays.

Tout cela compensait également l’insuffisance des universités de province devenues machines à distribuer des diplômes – souvent moyennant finances.

 

En 1788, Sigaud de Lafond consacre chez Panckoucke cinq volumes de la Bibliothèque universelle des dames à la physique générale ; la collection augmente d’un volume tous les deux mois (broché pour 54 livres et doré sur tranches pour 72 livres). Sigaud n’hésite pas à affirmer l’assiduité, le sérieux des dames assistant à ces exposés qui embrassent toute la physique et suppriment les détails relatifs à la construction et à la manipulation des machines. Il raisonne d’après l’expérience mais sans elle, et il renvoie ceux qui « veulent voir » au cours de physique expérimentale.

 

« Quand je me rappelle ces heureuses circonstances de ma vie, je me plais à croire que ce fût à ce concours inhabituel des Dames, à ce désir ardent qu’elles témoignaient de s’instruire, à l’émulation qu’elles excitaient, que je fus redevable de cette multitude d’auditeurs distingués qui fréquentaient mon école et suivirent mes cours »    
                                                                                                                                            Sigaud, Physique générale à l’usage des dames, 1788, p. 28 et 29.

 

La physique expérimentale basée sur des faits démontrés restait concluante et s’opposait aux spéculations de la physique générale. Un des écueils de la physique n’est-il pas la manie de « tout expliquer » ? Il ne faut pas se hâter d’élever entre les mains et l’esprit humain un mur de séparation. « En nous méfiant de notre industrie, gardons-nous de nous en méfier avec excès », affirmait d’Alembert. L’utilité qu’on peut retenir de cette méthode l’amenait à souhaiter, ou qu’on augmentât d’une année les cours de philosophie des collèges, ou qu’on prît, dès la première année, le parti d’alléger beaucoup la métaphysique et la logique. C’est d’ailleurs en s’inspirant de cet esprit que le roi avait établi dans l’Université de Paris une chaire de physique expérimentale.

Au cours des premières années de la Révolution, avant la suppression des collèges et des Universités en 1793, les programmes de l’enseignement officiel ne sont guère modifiés. Toutefois, on note beaucoup de questionnements, ainsi que l’introduction officielle des sciences expérimentales, physique et chimie, et l’obligation pour chaque école de posséder un cabinet de physique. On peut dire que l’histoire de la physique et de son enseignement, en cette période nouvelle, commence avec des hommes qui, vers 1780, ont apporté l’habitude de raisonner mathématiquement et ainsi ont transformé l’étude descriptive des phénomènes en étude quantitative et numérique.

 

 

 

La Révolution et la création des écoles centrales

A la veille de la Révolution, la physique expérimentale n'a toujours pas pénétré le cursus officiel des collèges et reste liée à l'enseignement de la philosophie. Sous la Révolution, avec la création des écoles centrales, un tournant s'amorce et la philosophie naturelle est amenée à laisser sa place à une nouvelle discipline scolaire.

 

 

Une remise en question de l'enseignement

Après de longues péripéties et des débats mouvementés de 1751 à 1780 paraissent les 17 volumes de l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et métiers ([ö] ou [ö])par une société des gens des lettres. En cette fin de siècle domine l'esprit des Lumières que caractérisent l'attachement à la science ainsi que l'intérêt pour la pédagogie et la politique. De nombreux philosophes critiquent l'enseignement donné jusque là dans les collèges ; à l'article "Collège", d'Alembert écrit :

" Un jeune homme après avoir passé dans un collège dix années, qu'on doit mettre au nombre des plus précieuses de sa vie, en sort, lorsqu'il a le mieux employé son temps, avec la connaissance très imparfaite d'une langue morte, avec des préceptes de rhétorique et des principes de philosophie qu'il doit tâcher d'oublier."

De même, Voltaire imagine dans son Dictionnaire philosophique [ö] les plaintes d'un ancien élève des Jésuites :

" Vraiment, vous m'avez donné une plaisante éducation [...] lorsque j'entrai dans le monde, je voulus m'aviser de parler, et on se moqua de moi, [...] le pays où j'étais né était ignoré de moi ; je ne connaissais ni les lois principales, ni les intérêts de ma patrie : pas un mot de mathématiques, pas un mot de saine philosophie ; je savais du latin et des sottises. "

Ces sarcasmes reflètent les critiques les plus fréquentes des philosophes : absence d'adaptation à la vie moderne, abus du latin, manque de formation scientifique. Des plans d'éducation se multiplient, qui essayent de pallier les carences d'une éducation obsolète dominée par l'Eglise.

Les lois du 7 ventôse an III (25 février 1795) et du 3 brumaire an IV (loi Daunou, le 25 octobre 1795) révolutionneront - entre autres - les contenus des enseignements, faisant une place toute nouvelle aux sciences (au détriment de la philosophie ou encore de la rhétorique). Il faut repenser l'organisation de l'éducation. De nombreux penseurs s'essaient à proposer des idées à ce sujet : Rousseau écrit l'Emile [ö] ; Condillac rédige un programme prévu pour le prince de Parme (son élève). Le Plan d'une université russe, selon Diderot, suggère de classer les disciplines ainsi : en premier, mathématiques, mécanique, astronomie, histoire naturelle, physique et chimie ; ensuite, grammaire générale et langue maternelle.

L'influence des philosophes est d'autant plus forte qu'elle trouve un écho dans les cahiers de doléances (2) :

" [L'éducation] doit embrasser les sciences utiles au médecin, au jurisconsulte, au militaire, et même quelques arts agréables. [...]
" On enseignera les sciences exactes, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, l'histoire, la géographie, les beaux-arts et les langues vivantes, en donnant à ces cours le temps qu'on donnait à des travaux de logique presque inutiles. [...]
" Plusieurs communautés de la sénéchaussée d'Aix demandent qu'il y ait des collèges pour enseigner dans chaque capitale la morale, l'histoire naturelle, la physique et les mathématiques. "

Condorcet insiste sur la nécessité d'un accès aux connaissances et privilégie les sciences.

"Plusieurs motifs ont déterminé l'espèce de préférence accordée aux sciences mathématiques et physiques. D'abord [...] l'étude même élémentaire de ces sciences est le plus sûr moyen de développer [les] facultés intellectuelles [des hommes], de leur apprendre à raisonner juste [...] [Ensuite], les sciences sont utiles dans toutes les professions." (3)

Bien que ni la Législative, ni la Convention ne statuent sur ce texte, les lois précitées qui créent les écoles centrales s'en inspirent très largement.  Le cheminement proposé à l'enfant débute par une approche concrète de la réalité, continue par l'apprentissage du raisonnement et se termine par la formation du jugement ; globalement, plus d'un tiers du temps d'enseignement est dédié aux sciences. A noter également la création d'une élitiste Ecole Centrale des Travaux Publics (ECTP - future Ecole polytechnique en 1794) ou celle de l'Ecole normale de l'an III (formation des instituteurs, en 1795). D'illustres noms enseignent à l'Ecole normale : Joseph-Louis Lagrange (1736-1813), Pierre-Simon Laplace (1749-1827) ou encore Monge en mathématiques, René-Just Haüy (1743-1822) en physique, Claude Louis Berthollet (1748-1822) en chimie, Louis Daubenton (1716-1800) en histoire naturelle... Les cours scientifiques y représentent près de 60 % d'une décade (dix jours). (4)

Les enseignements proposés par les écoles centrales sont vivement débattus ; se pose notamment la question de la portée de ces enseignements, avec l'évolution des publics qu'ils concernent. Les cours de physique et de chimie générales sont de plus en plus désertés, au profit de ceux de physique et de chimie expérimentales où se pressent de nombreux amateurs éclairés, auditeurs libres venus par exemple se former dans les disciplines utiles à leur métier, souvent plus nombreux que les élèves inscrits. Mais bien peu d'élèves présentent, en fin d'année, des exercices publics de physique et de chimie. (5)

 

 

Un état des lieux des pratiques pédagogiques

A l'aube de la naissance des écoles centrales, la physique rhétorique est toujours enseignée au sein de la philosophie naturelle ; la physique expérimentale est très marginale au sein des collèges et l'enseignement de la chimie en est totalement absent. L'enseignement des sciences des écoles centrales doit relever le pari ambitieux de rassembler en un enseignement ceux généraux et ceux expérimentaux. Le 20 floréal an VII (9 mai 1799), François de Neufchâteau,  ministre de l'Intérieur, lance une grande enquête auprès des enseignants afin de recenser leurs pratiques et les ouvrages qu'ils utilisent.

Auteur cité

Nombre de citations

spécialité
Fourcroy 31 chimie
Brisson 27 physique
Chaptal 19 chimie
Lavoisier 14 chimie
Sigaud de Lafond 12 physique
Abbé Nollet 9 physique
Berthollet 6 chimie
Bouillon-Lagrange 4 chimie
Haüy 3 physique

On peut clairement noter que sur les 60 réponses  reçues, la plupart font mention d'ouvrages de chimie : la Philosophie chimique de Fourcroy ou encore les Eléments de Chimie de Chaptal sont abondamment cités. L'éclat subit de la chimie est également celui de la Révolution ; dans ces moments troubles et teintés de renouveau, cette science initiée par Lavoisier se démarque par sa démarche rationnelle.
Le retrait de la Physique est lié à l'absence d'ouvrages contemporains : les valeurs sûres sont Brisson et son Traité élémentaire (1789) reprenant physique général et physique particulière (dont très peu de chimie), ou encore la Description et usage d'un cabinet de physique expérimentale de Sigaud de Lafond (1775), s'inscrivant dans la lignée de l'abbé Nollet. Haüy, professeur à l'Ecole normale de l'an III, est peu cité. Il faudra attendre l'Empire pour que de nouveaux visages marquent la physique : Biot, Gay-Lussac, Arago, Ampère... Toutefois, le succès des ouvrages de Brisson et de Sigaud de Lafond est tout à fait mérité, tous les deux s'étant battus pour le développement des sciences expérimentales.

Le recrutement des professeurs de sciences expérimentales des écoles centrales se fait souvent dans le vivier des anciens collèges ; si les enseignants de "physique" sont plus jeunes que leurs collègues des disciplines traditionnelles (20 % ont plus de 50 ans, contre 24 % en grammaire générale, par exemple), ils n'en demeurent pas moins généralement assez âgés : sur les 67 enseignants ayant répondu à l'enquête, la moyenne d'âge se situe à 38,6 ans (les références Brisson ou Sigaud ont, eux, 70 ans).
Ce recrutement est très délicat de par la nouveauté des enseignements et la lenteur de l'organisation des écoles centrales ; également en ligne de compte, l'instabilité des professeurs : sur 109 chaires de physique et chimie ouvertes, deux ans après la création des écoles centrales, seules 40 sont occupées par un professeur titulaire. Un souci pour le recrutement de ces derniers : l'absence d'un profil type... d'autant que le recours aux anciens professeurs des collèges - pour la plupart plus philosophes que scientifiques - ne facilite pas la définition des postes.

Anciens professeurs Médecins,
professeurs de médecine,
professions de santé
Clergé Ingénieurs ou adjoints Divers Total
35 20 6 9 1 71

Les réponses au questionnaire du ministère de l'Intérieur indiquent que l'enseignement de la physique ou de la chimie est presque toujours partagé avec celui de mathématiques ou d'histoire naturelle. Une remarque sur l'enseignement de l'histoire naturelle : la plupart de ses professeurs ne se revendiquent pas de la philosophie ; ainsi, les chaires de physique et de chimie sont occupées à 45 % par des professeurs d'origine "naturaliste". A noter, également, le lien entre le physicien de l'époque et l'anglais "physicist" resté courant et désignant le médecin...

Les professeurs de physique et de chimie expérimentales sont des personnages respectés pour leurs compétences et leur dévouement. Brisson et Sigaud de Lafond en sont les meilleurs exemples. Certains (comme Sigaud de Lafond) acquièrent coûte que coûte des instruments au sein de cabinets impressionnants. Le 16 pluviôse an VIII, Destutt de Tracy (rapporteur de la correspondance avec les écoles centrales) indique au conseil d'Instruction publique que les professeurs semblent connaître "les meilleurs auteurs" (diffusion des connaissances) et se situer à un niveau scientifique tout à fait digne de leur fonction (élaboration des connaissances). La plupart ont d'ailleurs des activités de recherche dont ils font partager leurs élèves et auditeurs ; toutefois, leurs compétences s'étendent souvent au-delà des domaines de la physique et de la chimie.

 

 

Contenu des cours
Construction de nouvelles disciplines scolaires

Plusieurs cahiers ont été adressés au ministère de l'Intérieur pour accompagner les réponses au questionnaire de 1799. Le plus souvent, les écrits restent "littéraires" dans le sens où peu de formulations algébriques ou d'exercices sont rédigés ; il est même rare que les dispositifs expérimentaux utilisés soient esquissés. Ce qui frappe dans ces cours, c'est l'absence d'un modèle unique ; à l'évidence, chaque professeur enseigne les matières qu'il domine le mieux. La plupart essaient de marquer la rupture avec la philosophie naturelle, les questions aristotéliciennes et les réflexions métaphysiques. Le mode de pensée reste très classique, à la manière du cours de Brisson où coexistent la physique générale et la physique particulière ; le découpage est cependant très variable, et le recours à l'expérience est assez soutenu ; la chimie fait son apparition, plus ou moins détaillée.

Physique générale

Physique particulière

Chimie

 

Une volonté de rénovation pédagogique

L'horaire des cours n'est pas déterminé administrativement. Ceux-ci se donnent généralement sur 5 séances par décade, périodicité qui s'élargit selon les professeurs à 4 (deux ans) ou 8 (un an). Certains professeurs, comme Rouland, mettent à profit cette souplesse en réservant, pour les jours impairs, des moments pour la préparation d'expériences ; d'autres les consacrent à donner des cours de mise à niveau aux élèves qui viennent d'arriver. Certains jours de la décade ont une fonction spéciale : le neuvième est consacré à la révision ou à l'évaluation (chez Dumont, école centrale de Haute-Vienne) tandis que pour valoriser la présentation d'expériences et conjuguer le temps qu'elles demandent, certains professeurs les regroupent dans des séances spéciales, par exemple une fois par décade ou dans les "leçons d'apparat [...] données les jours pairs" par Sigaud de Lafond. Il arrive aussi que les expériences soient données avec ou après le cours, selon leur durée.

L'introduction d'expériences dans les enseignements permet la prise de notes, rompant avec l'ancienne pratique des cours dictés. Cette remise en cause révèle vraisemblablement le souci de satisfaire les responsables en optant pour la modernité, mais aussi, dans la ligne de pensée rationaliste propre aux idéaux des Lumières, la conviction que l'observation et le raisonnement doivent relayer les méthodes passives. Le questionnaire posé aux professeurs ne concernant pas directement leur pédagogie, les informations sont peu nombreuses. Quelques professeurs trouvent cependant utile  de s'expliquer par lettre jointe à leur réponse, ou dans la présentation de leurs cahiers envoyés aux autorités. Notons le témoignage d'Ehrmann, de l'école centrale du Bas-Rhin, pour lequel l'expérience est première : "Je débute par une expérience, je l'explique et je fais une application : pour fixer l'attention des élèves, je leur donne des problèmes ou je leur demande la description et l'usage d'instruments". Mais bon nombre de professeurs, s'ils renoncent à dicteur leur cours, conservent un style fondé sur le travail personnel écrit de l'élève, comme Lomet, ingénieur, ancien conservateur et démonstrateur du cabinet des modèles à l'Ecole polytechnique qui déclare ne pas faire d'expériences à l'école centrale d'Agen : "Je ne dicte pas. Je lis les leçons, les développe et les commente ; chaque élève écrit et rédige les leçons que je corrige le lendemain." La plupart des professeurs s'expriment en termes généraux, comme "j'expose" ou "je lis les leçons", "je suis les auteurs", "je donne un cours [...]" ; certains conseillent les lecture de Nollet, Brisson : ils font alors développer les leçons par les élèves, que chacun d'eux rédige à son gré.

A travers ces témoignages, il semble que la plupart des professeurs attendent des élèves qu'ils recomposent le cours par écrit, cette rédaction étant ensuite soumise au groupe et corrigée collectivement. Le travail personnel semble important, l'étudiant devant faire appel à ses notes et aux sources imprimées. Le cas de Dumont (école centrale de Limoges) résume bien les pratiques recensées :

"Je fais classe les duodi, tridi, quartidi, octidi, nonidi ; le septidi est réservé pour les expériences les plus longues [...] ; je fais composer mes élèves les primidi et sextidi sur des matières que je leur indique deux jours à l'avance ; je leur dicte les questions sur ce qu'ils ont regardé, et séance tenante ils font leurs réponses que j'exige très détaillées [...] ; elles contiennent depuis dix pages jusqu'à douze ; je fais les corrections (chez moi), et je commente les classes suivantes [...] il faut souvent trois heures à les faire."

Toutes les classes ne fonctionnent pas sur ce mode. Onze professeurs déclarent dicter leur cours. Il n 'est guère possible de préciser la répartition entre cours dictés et cours composés. Cependant, nous soupçonnons une évolution dans les modes pédagogiques, qui se traduit par le souci de défendre une pratique nouvelle résumée par Ehrmann : "[...] concision et entraînement à l'expression, familiarisation avec les termes, correction de l'écriture [...] [pour l'entraînement à la concentration]. " Il faut cependant retenir l'intérêt que bon nombre de professeurs accordent à la présence d'une ou plusieurs expériences qu'ils s'efforcent de présenter eux-mêmes, en cohérence avec leur cours - contrairement à la présentation d'expérience par des démonstrateurs ambulants dans les collèges de l'Ancien Régime, opérant de façon séparée des leçons magistrales, un peu à la façon des conférences dispensées dans les cabinets de curiosité scientifique du XVIIIème siècle.

 

 

Rôle et place de l'expérience

L'examen des treize cahiers manuscrits de 1799 montre que les leçons de physique et chimie comprennent des cours et des expériences en quantité variable. Tantôt l'expérience est notée en marge, tantôt elle figure dans le corps du texte. Mais au-delà de ces variations, tous les professeurs adoptent une même présentation méthodique, quel que soit le sujet. Il procèdent généralement selon quatre temps, les trois derniers constituant le noyau stable :

La nouveauté essentielle réside dans l'expérience qui, selon Haüy, joue deux rôles : "Nous joindrons à l'exposition des phénomènes les expériences nécessaires pour en faciliter l'intelligence, ou pour établir les théories qui serviront à les expliquer." Dans le premier cas, la présentation expérimentale rend le phénomène sensible, donc accessible aux sens, et, par là, compréhensible ; dans le deuxième cas, l'expérience confirme la théorie. Cette position de principe s'inscrit dans la conception empiriste générale qui préside à la création des écoles centrales, instituant ainsi la référence en matière d'enseignement de la physique et chimie expérimentales.

Les professeurs estiment indispensables le recours à l'expérience dans leur pratique pédagogique. "Il est incontestable que l'expérience et l'observation doivent servir de base à nos connaissances physiques" : cette conception de la science exposée par Libes, leur sert de fil conducteur dans leur pratique. La préoccupation est constante, d'opposer expérience et méthodes livresques, tout en veillant à intégrer le fait expérimental à la théorie, "sans [renvoyer] les notions et définitions à la métaphysique". L'expérience est dotée du pouvoir total de vérité : "L'expérience révèle par elle-même [...] elle dégage la nature [...]" d'où sa force pour "démontrer, faire la preuve", et "reproduire l'effet en petit". C'est finalement une "opération manuelle qui interroge la nature". Quant à la manière de présenter et de développer les expériences, Libes croit "nécessaire d'insister sur la description des appareils les plus commodes, et sur la manière de s'en servir pour travailler avec fruit à l'avancement de la physique". Il précise aussi : "Nous indiquerons ensuite les résultats de l'expérience ; nous en donnerons l'explication, et nous ramènerons enfin à la question et aux faits qui ont servi à la prouver, tout ce qui peut y avoir dans les phénomènes de la nature." Le professeur entre ainsi dans une pédagogie de la preuve, où l'expérience sert d'argument irréfutable : la nature détient la vérité, l'expérience la prouve. La démarche est de type démonstratif ; il n'y a pas induction du particulier au général, mais à l'inverse l'expérience témoigne pour la théorie avancée. L'élève écoute et doit admettre la démonstration.

A l'extrême, les conceptions particulières de Beÿts méritent d'être rapportées :

"La rédaction des cahiers n'est pas nécessaire vu le nombre de livres élémentaires de professeurs connus des cours publics et privés [...] Je leur apprends à multiplier journellement les expériences [...] on travaille continuellement au laboratoire, et il est ouvert pour les élèves depuis huit heures du matin jusqu'à six ou huit heures du soir ; on y trouve le journal des expériences, plusieurs le copient et tous peuvent le consulter [...] chaque élève fait ses notes selon qu'il en a besoin [...] je leur ai enseigné la manière de les faire avec concision : un trait de plume dessine une bouteille, une lettre de renvoi marque le contenu [...]"

A voir : un exemple de cahier de cours (1792)

Pour ce professeur, l'objectif principal de la formation n'est pas tant la transmission de contenus que de convaincre par de nouvelles méthodes de travail : "faire sentir tout l'agrément de l'étude" par la motivation et la curiosité, antinomiques, selon lui, de la dictée des cours, "ayant été extrêmement ennuyé par les cahiers durant le cours de mes études" ; en somme il cherche à faire de "l'étude [...] un délassement".

L'expérience sert à convaincre, elle devient le levier de la démonstration, donc de la compréhension ; son utilisation devient une exigence incontournable dans l'enseignement de la physique et chimie expérimentales. Aussi, les professeurs doivent-ils relever un véritable défi devant les difficultés qu'ils rencontrent concernant le matériel nécessaire. Faute d'instruments pour les expériences, certains se limitent à enseigner la statique. D'autres professeurs ont recours à des planches de dessins à la place de matériel expérimental pour les cours de mécanique et d'hydrostatique. Parfois, le professeur essaie de réaliser lui-même un appareil : "Il n'existe point de machines pour la démonstration des leçons de physique, sinon celles que je fais autant que mon temps peut me le permettre [...] Je supplée à beaucoup par de très grands dessins." Ce professeur réclame des machines électrique et pneumatique, un appareil pneumato-chimique, et précise qu'avant de faire des expériences de chimie, "il faudra, pour le commencement de l'an VIII, construire un laboratoire".

Chaque professeur règle ainsi, à sa manière, les problèmes qui font obstacle à la bonne réalisation des cours : Ampère retient des étudiants, sorte d'adjoints officieux qui l'aident à préparer matériel et expériences, en confiant néanmoins à sa femme que les "cours d'algèbre sont moins fatigants que ceux de chimie". Pragmatisme et efforts deviennent indispensables pour que l'expérience trouve une place : Rouland, en Seine-et-Marne, emprunte du matériel au pharmacien, ou des instruments à son oncle qui les a en double.

La conception générale des cours dépend donc fortement des circonstances locales, l'aspect expérimental des enseignements étant toujours particulièrement attendu. La qualité de l'enseignement est lié non seulement à l'effort des professeurs, mais aussi et surtout à l'équipement des cabinets : la discipline est nouvelle, tout n'est pas encore en place pour l'enseignement souhaité.

 

 

La création des cabinets de physique et chimie dans les écoles centrales

L'installation des cabinets de physique et chimie est une conséquence de l'aspect expérimental que doit prendre l'enseignement de ces sciences. Il est déjà indiqué que, pour la future Ecole polytechnique (Ecole centrale des travaux publics) que "les connaissances physiques, [...] tenant aux propriétés individuelles des différentes substances de la nature, exigent de la part des élèves une pratique suivie, et ne s'acquièrent que par la fréquentation des laboratoires et des ateliers, par la pratique des différentes opérations qu'on y exécute, et par le maniement des substances". Compte tenu du rôle phare que doit jouer ce nouvel établissement, cette volonté donne le ton des futures mesures dans les écoles centrales.

La loi Daunou prévoit que chaque école centrale, afin de bien concrétiser le "nouvel enseignement de la physique et de la chimie", dispose de locaux spécialement affectés à la conservation du matériel et à la préparation des expériences devant illustrer les phénomènes à enseigner. Etant le plus souvent installées dans d'anciens collèges, en général dépourvus d'instruments ou de matériel, les écoles centrales manquent de locaux pour l'installation des cabinets. La tâche des administrations locales est double : trouver des locaux et les meubler d'armoires, de plans de travail, etc. mais aussi de pourvoir à l'acquisition de matériel nécessaire aux expériences de physique et de chimie. Dix mille livres par an sont promises à chaque école centrale pour les frais d'expériences, les salaires des employés de la bibliothèque et l'entretien du laboratoire (en réalité, cette somme ne sera que de six mille livres, d'après une lettre du département de la Seine-Inférieure au conseil d'Instruction publique - AN. F17 1339).

Dans 24 écoles centrales, un cabinet est installé. Parfois, les objets du cabinet de l'ancien collège sont repris (c'est le cas en Aveyron, dans le Cher et dans l'Ain) ; d'autres fois, le matériel est récupéré de différents dépôts avant la Révolution ou provient de cabinets privés, d'établissements, ou de personnes ; enfin, plus simplement, l'administration départementale verse une somme d'argent pour l'achat de matériel ou désigne des préposés à la recherche d'instruments. Parfois, des locaux imprévus sont mis à disposition des cabinets : dans l'Oise, la chapelle du couvent des Ursulines, et en Seine-et-Marne, la galerie François Ier du château de Fontainebleau. Quelques cabinets donnent ainsi satisfaction aux professeurs, tel Ampère, dans l'Ain, qui est fort content des machines, et précise qu'il y a assez de ressources pour les différentes expériences.

Cependant, malgré les efforts consentis par les administrations, les récriminations sont fréquentes : Rouland, pourtant bien installé, se plaint de l'état du matériel, "instruments surannés, la machine pneumatique est faussée, la cloche est cassée", et déplore d'être contraint d'apporter de Bourges des instruments prêtés par Sigaud de Lafond qui les a en double, ou de faire des emprunts au pharmacien de Fontainebleau ; en Loire-Inférieure, "tous les objets d'arts manquent, et les instruments sont imparfaits et rares" ; dans le Cantal, l'absence d'instruments retarde l'ouverture de la chaire de l'an V à l'an VII ; dans l'Eure, les locaux manquent et les cours se font "au rez-de-chaussée d'une prison, sous les barreaux" ; en Charente, où le cabinet est placé dans cinq "mansardes de démonstration", les locaux sont insalubres ; enfin, dans l'Indre, c'est le manque d'instruments qui éloigne les candidats à la chaire de physique et chimie.

Les exigences de cette nouvelle discipline mettent à rude épreuve le zèle des administrateurs et la conscience des professeurs. Ampère lui-même trouve la situation peu enviable, ici dans une lettre à sa femme Julie :

"[...] les leçons d'algèbre [me] paraissaient bien plus agréables que celles de chimie, et j'espère n'en pas professer d'autres à la suppression des écoles centrales [...] Je sens mieux que cette science est réellement fatigante pour celui qui veut l'enseigner comme il faut. Les dépenses dont on a le souci, la préparation des expériences et le chagrin qu'on a de temps en temps de les voir manquer, tout cela en dégoûte un peu."

La fatigue et le surcroît de travail amènent certains professeurs, se trouvant fatigués, à demander de l'aide ou à s'adjoindre un employé "extraordinaire" comme gardien de cabinet, ou aide à la fabrication du matériel. Ces pratiques, lorsqu'elles sont connues, sont alors dénoncées comme des abus.

Compte tenu du dénuement initial, un gros effort a été fourni pour la mise en œuvre de la physique et chimie expérimentales. En l'an X, la moitié des 67 chaires peut disposer d'un cabinet de physique ou de chimie. L'état des cabinets dépend des conditions locales. Différentes catégories d'objets s'y trouvent, en plus ou moins bon état, nécessaires aux différentes matières traitées dans les cours. Le tableau ci-après présente l'un des inventaires les plus complets pour la physique et pour la chimie.

Ces collections témoignent des contenus de physique et chimie enseignés et affirment le rôle, désormais indispensable, de l'expérience dans l'enseignement de la physique et de la chimie.

Quelques objets des cabinets de physique et des laboratoires de chimie des écoles centrales

Appareils pour démontrer les principes   Des fourneaux (à alambic, de fusion, évaporatoire)
Un soufflet
Alambics en cuivre
Un gradumètre
Une balance (à peser 6 livres)
Petit matériel (cornues, mortiers, flacons, chaudière, capsules, plats, ballons, cloche...)
Produits et réactifs chimiques (acide, potasse, soufre, nitrates, sulfates, muriates, teintures, alcool, éther, sucre cristallisé, huiles volatiles, huiles fixes...
Appareils pour démontrer la cause de la cohérence entre les parties intégrantes des mixtes   Machine pneumatique
Expériences du mouvement   Tube pour chute des corps
Potence pour chute des graves et réflexion des corps élastiques
Appareils pour démontrer les principes de statique   Machine en bois en forme de deux cônes collés par la base, tables, planches, bois
Hydrostatique   Siphon à jet d'eau, vis d'Archimède, niveau, tube à 2 branches, bocaux tubulaires en verre
Hydraulique   Fontaine de Héron, pèse-liqueur, pistolet de Volta, tubes divers
Appareil pour démontrer les propriétés de l'eau   Eolipile
L'air   Machine pneumatique, fontaine intermittente, fontaine de compression, entonnoir magique, baromètre, hémisphères de Magdebourg
L'air comme mixte   Appareil pneumato-chimique, boîte pour faire le gaz carbonique, lampe à air inflammable
Feu et chaleur   Pyromètre, presse pour la fusion de l'or par l'étincelle électrique
Astronomie   Globes terrestres, globes célestes, sphère armillaire
Lumière - Couleur   Lanterne magique, miroir pour chambre obscure, prisme de verre, miroirs

Electricité

  Machine électrique, carillon électrique, bouteille de Leyde, électrophore, électromètre, maisonnette pour paratonnerre

Ce tableau est basé sur l'inventaire de deux cabinets scientifiques : celui de l'école centrale des Bouches-du-Rhône, le plus complet pour les instruments de physique, et celui de la Haute-Vienne pour la chimie. Les objets sont répartis en dix sections principales, selon le classement qu'adopte Sigaud de Lafond dans son ouvrage Description et usage d'un cabinet de physique expérimentale, publié en 1775 et fondé sur "la marche ordinaire d'un cours de physique expérimentale". La première section correspond à ce que deviendra la chimie.

Parmi les objets du cabinet de l'école centrale de Bouches-du-Rhône, on trouve aussi des jeux et une boîte de petits instruments de géométrie ou d'arpentage (graphomètre, etc.) ; ces objets ont vraisemblablement été placés là, faute d'endroit spécifique. Ils ne figurent pas dans la description du cabinet selon Sigaud de Lafond. On trouve parfois, aussi, quelques autres instruments : une sphère de Copernic, un œil artificiel, un carillon pour le son dans le vide. Notons que l'on ne trouve pas d'aimants : nous pensons qu'ils ont sans doute disparu, car ils constituent un objet usuel du cabinet de physique et figurent, d'ailleurs, dans la liste de matériel des écoles centrales de la Manche et du Doubs.

 

 

Sources, notes et références

 

Sources

 

 

Notes

(1) Pour une analyse des cours de physique sous l'Ancien Régime, on peut se reporter à l'ouvrage collectif dirigé par René Taton, La physique expérimentale, Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIème siècle, Paris, Hermann, 1964 - réédité en 1986 et plus particulièrement aux articles de François de Dainville, L'enseignement scientifique dans les collèges jésuites (p. 27 à 65) ; de Pierre Costabel, L'Oratoire de France et ses collèges (p. 67 à 100) ; M. Lacoarret et Mme Termenassian, Les universités (p. 125 à 168). Egalement Laurence W. Brockliss, Le contenu de l'enseignement et la diffusion des idées nouvelles in Jacques Verger (dir.), Histoire des Universités en France - Toulouse, Privat, 1986, p. 199 à 223.

(2) cité par Octave Gérard, La Question des programmes dans l'enseignement secondaire, mémoire présenté au conseil académique dans la séance du 1er juillet 1884 à Paris.

(3) Condorcet, Rapport et projet de décret sur l'organisation générale de l'Instruction publique présentés à l'Assemblée nationale, au nom du comité d'Instruction publique, les 20 et 21 avril 1792 in J. Guillaume, Procès-verbaux du comité d'Instruction publique de la Convention nationale (Paris, 1889).

(4) Jean Dhombres, Naissance d'un nouveau pouvoir : sciences et savants en France (1793-1824) (Paris, Payot, 1989), p. 586 : les mathématiques occupent la plus grande partie de cet horaire.

(5) voir Catherine Mérot, La fréquentation et le recrutement des écoles centrales, Thèse pour l'Ecole des Chartes (Paris, 1985).

 

Références

Les Revues d'Histoire des Sciences sont consultables sur le net à l'adresse suivante : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/revue/rhs

Les archives de la revue Histoire de l'Education sont consultables à l'adresse suivante : http://www.inrp.fr/edition-electronique/archives/histoire-education/web/

Les archives des Annales Historiques de la Révolution Françaises sont disponibles à l'adresse suivante : http://ahrf.revues.org/index.html

 

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